lundi 31 octobre 2011

Le crocodile et les lunettes.

"L'exercice de l'Etat", le dernier film de Pierre Schoeller, relève un difficile défi, rarement réussi au cinéma : filmer le pouvoir. Très difficile peut-être parce que le pouvoir par essence ne se montre pas (le rôle du directeur de cabinet magistralement joué par Michel Blanc), sinon sous forme d'apparence, de jeu, donc de tromperie. Là, c'est réussi. Pas d'éloge ni de dénonciation de la politique, mais une dissection, une mise au jour et à plat.

La première image est onirique et énigmatique : une femme nue s'offre à un crocodile qui l'avale ! Quel est le sens de la métaphore ? Le pouvoir carnassier qui se précipite sur la France vulnérable ? Ou bien l'homme politique vulnérable qui est broyé sous les mâchoires de l'Etat, monstre froid ? La double interprétation catactérise ce film consacré à l'activité gouvernementale : chacun s'en fera sa propre idée. La mienne confirme quelques intuitions que j'ai depuis longtemps :

D'abord, la politique est moins affaire de conviction que d'adaptation. Non pas que les convictions soient absentes (le ministre du film croit dur comme fer qu'il ne faut pas privatiser les gares ferroviaires) mais elles sont secondaires (le même ministre acceptera finalement de piloter le processus de privatisation). La politique, ce n'est pas tant une affaire de crocodiles qui s'affrontent que de chapeaux qu'on avale, avec le sourire. L'essentiel est de tenir bon, quoi qu'il arrive, y compris un terrible accident de la route dont le ministre est la victime, ce qui accroît finalement sa popularité ! La tragédie n'a pas sa place en politique, mais plutôt la plate comédie.

Ensuite, la politique est une posture, parfois un spectacle, toujours une mise en scène qu'il faut soigner : bref, une question de représentation. Non pas par vanité de l'homme politique (c'est un boulot de chien, pas de crocodile, où il faut se forcer à plein d'activités inintéressantes) mais parce que le pouvoir n'est pas ce qu'on croit : entièrement dépendant du contexte et de mille facteurs imprévisibles et insaisissables, le pouvoir en réalité ne peut pas grand-chose mais doit faire semblant qu'il peut beaucoup et parfois tout.

Enfin, la raison d'être du pouvoir, sans laquelle il ne serait qu'un théâtre d'ombres sans importance, c'est sa capacité à affronter des problèmes, constamment, et à trouver des solutions, efficacement. Le ministre et son directeur de cabinet gèrent et règlent quotidiennement de multiples difficultés, petites et grandes. La finalité du pouvoir, telle en tout cas que nous la montre le film de Schoeller, c'est bien celle-là.

A ce propos, une petite anecdote amusante me revient à l'esprit : le jeudi 02 septembre 2010, Xavier Bertrand inaugurait une plaque commémorative à l'emplacement de l'ancienne prison de Saint-Quentin. En fin de cérémonie, il salue à son habitude chacun, droit dans les yeux et d'une main ferme. Avec moi était présent un militant socialiste, Joseph, qui était confronté ce jour-là à un sérieux problème : il venait de casser ses lunettes. Plus précisément (car un problème doit être précisément exposé), l'une des branches de sa monture s'était décrochée, la minuscule vis dans la paume de mon camarade.

Quand le ministre s'est présenté pour nous tendre la main, celle de Joseph n'a pas pu bouger. Xavier Bertrand a vite compris le problème et pas confondu avec une impolitesse ; il a eu cette phrase qui m'est restée en mémoire, mot pour mot : "Là, je ne peux rien pour vous", avec un visage d'homme navré de ne pas avoir, pour une fois, une solution à proposer (car ce genre de vis pour ce genre de lunettes est si petite qu'il faut un canif et beaucoup de calme et de concentration pour réparer).

Ce "Là, je ne peux rien pour vous" signifiait que le maire en avait la volonté, même pour un incident si personnel et si dérisoire (pas pour Joseph évidemment, qui était inquiet à l'idée de perdre la petite vis), mais pas les moyens. Il aurait pu ne rien dire, ne pas remarquer le désarroi de mon camarade, ou seulement lui exprimer le voeu que le dommage soit surmonté. Mais non, le "Là, je ne peux rien pour vous" exprimait cette intention de trouver coûte que coûte une solution, qui rencontrait ici sa limite dans la durée (le ministre devait partir) et la possibilité matérielle (pas de pointe de couteau à sa disposition).

Ainsi est aujourd'hui l'homme politique, de droite ou de gauche, et souhaité comme tel par la population : l'homme qui apporte à tout prix une solution à nos problèmes, menus ou gigantesque, locaux ou planétaires. "Il n'y a pas de problèmes, il n'y a que des solutions", ainsi pourrait être sa devise. Alors, l'idéologie importe peu, à une époque où les citoyens réclament à corps et à cris du "concret".

A l'opposé, sans solution ni problème, j'ai beaucoup aimé une scène du film assez émouvante jusque dans son aspect comique : Michel Blanc est en peignoire dans sa cuisine, mitonnant un petit plat en écoutant avec nostalgie le discours d'André Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. C'est le seul moment où la politique d'autrefois surgit dans cette ambiance très contemporaine : un temps où le mot "problème" était peu utilisé, surtout en politique (c'est un terme qui ressort surtout du domaine de la technique ou de la psychologie moderne), où on parlait moins de "solution" que de "projet", de "programme" ou d' "idée". Mais la politique a bien changé depuis Moulin, Malraux et de Gaulle. En mal ou en bien ? Je vous laisse choisir ; pour moi, c'est tranché.

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