dimanche 5 juin 2011

Un débat très technique.

Café philo hier après-midi sur le thème de la technique, à la bibliothèque Guy-de-Maupassant : il faisait chaud, lourd, et nous avons eu droit à quelques gouttes d'eau, qui ont tout de suite inquiété certains participants. C'est ainsi, nous ne sommes plus habitués aux contrariétés de la nature. Et la technique, nous promet-elle mieux ? Pas vraiment. Voici quelques réflexions glanées ou inspirées au fil de la discussion :

La technique, c'est souvent un mode d'emploi, pour l'installer et la faire fonctionner. Sauf que celui-ci est généralement ésotérique, incompréhensible. Même en français, c'est du chinois ! Et puis, la technique dont la mission est de marcher tombe fréquemment en panne. Ah la panne ! C'est la négation de sa toute puissance ! L'existence même du réparateur, à qui l'on fait inévitablement appel, est la preuve ontologique que la technique est fondamentalement imparfaite puisqu'on a anticipé ses "dysfonctionnements" (un terme qui se répand dans une société où la technique se répand, quoi de plus logique ?). Enfin, le mythe de sa rationalité s'effondre quand un bon coup de pied ou de poing fait redémarrer la machine sans qu'on sache évidemment pourquoi. Comme si la technique craignait son créateur et obtempérait devant sa colère.

La technique est-elle au moins utile ? Si elle a une raison d'être, c'est bien celle-là. Mais combien de fois la surprenons-nous en état de futilité, vanité, superficialité ? J'ai demandé à chaque participant de quelle technique il pourrait volontiers se passer. Et a contrario laquelle il ne pouvait pas abandonner. Pour moi, il s'agit du décapsuleur quand il me faut ouvrir une bouteille ... Je peux ignorer à peu près tout le reste.

La technique a aussi pour mission, initiale et historique, d'alléger le travail, faciliter la vie et économiser le temps. C'est à voir ! La technique est devenue dans le monde moderne technologie hyper-compliquée, sophistiquée à l'extrême, subtile jusqu'à vous donner mal de tête. Quand elle ne se constituait que de simples outils, son usage était relativement facile. Même un illetré pouvait y accéder. Aujourd'hui, elle réclame que nous soyons intelligents pour nous confronter à son intelligence grandissante.

Mais le temps qu'on perd à cause d'elle est consternant : avec l'internet, les opérations sont plus rapides mais elles prennent plus de temps ! Il ne suffit pas d'envoyer un courriel, il faut vérifier que l'adresse est la bonne, que le destinataire l'a bien reçu, qu'il l'a effectivement lu et il faut surveiller sa réponse dans le lot de courriels que nous recevons d'autre part. Quelle fatigue la technique !

Rassurons-nous et étonnons-nous du constat que la technique fait des miracles, que ce produit de la science débouche sur une forme de religion, avec ses apprentis sorciers. On n'arrête pas les progrès de la technique, paraît-il : ça promet ! En tout cas, l'homme préhistorique avait besoin d'elle pour entrer en civilisation et l'enfant en raffole, s'en amuse, tellement la technique est ludique. Je n'oublie pas non plus sa beauté, qui en fait parfois l'égale d'une oeuvre d'art.

Pour terminer, j'ai proposé, comme à mon habitude depuis que la bibliothèque Guy-de-Maupassant est la résidence du café philo, une bibliographie et une filmographie, très personnelles, dont je vous livre quelques titres : le grand ethnologue Leroi Gourhan explique, dans "Le geste et la parole", que l'intelligence primitive se développe à travers le maniement des outils. Aristote va encore plus loin puisqu'il assure, dans un très beau texte ("Les parties des animaux", 687a7-687b9, livre IV) que la main de l'homme est le tout premier outil. Descartes, lui, nous invite à devenir "comme maître et possesseur de la nature" ("Discours de la méthode", 6ème partie), considérant le vivant à l'image de la machine ! Diderot et D'Alembert, en rédigeant "L'Encyclopédie", redonnent à la technique toute sa noblesse, auparavant contestée par la pure spéculation philosophique.

C'est à partir du XIXème siècle, avec Karl Marx, qu'on va s'inquiéter de la puissance de la technique, quand la machine s'allie au capitalisme pour certes développer l'économie mais aussi exploiter l'humanité et même détruire la civilisation (lire "Le capital", livre premier, 4ème section, chapitre 15, sur la machine outil). Au XXème siècle, la critique de la technique va devenir encore plus virulente. Je vous conseille deux penseurs : Martin Heidegger (lecture difficile) et Jacques Ellul (abordable).

La pensée ne réside pas seulement dans la philosophie mais aussi dans la littérature et le cinéma. Je vous invite à lire le "Frankenstein" de Mary Shelley, ou comment la technique se retourne contre son créateur, et bien sûr Jules Verne, qui fait d'une technique, le sous-marin, le véritable héros de "20 000 lieues sous les mers". Aldous Huxley anticipe très tôt les biotechnologies et leurs dangers dans "Le meilleur des mondes".

Au cinéma, Charlie Chaplin dénonce les techniques industrielles dans "Les temps modernes". Avec "2 001 odyssée de l'espace", Stanley Kubrick porte un regard un peu plus optimiste sur les techniques du futur. Quant à Jacques Tati, la plupart de ses films s'amusent des vanités et légèretés de la technique contemporaine. Je retiendrais en particulier "Trafic", une satire de l'univers de l'automobile. Bonne lecture, bonne distraction, bonne réflexion !

Mon prochain passage à la bibliothèque, samedi, avec une conférence cette fois-ci, suivie d'un débat avec la salle, sur le rire.

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