jeudi 23 juin 2011

Les derniers jours du bac.

J'ai rencontré une parente d'élève, blanche comme la craie, les yeux dans le vide, la voix étouffée. Que se passe-t-il ? je lui demande. C'est à cause de l'exercice annulé au bac S à la suite d'une fuite, elle me répond. Les gens sont aujourd'hui devenus des gaulois : un petit problème et le ciel leur tombe sur la tête. Et quand ce sont leurs enfants qui sont concernés, et quand c'est un monument national, le baccalauréat, qui est mis en cause, c'est quasiment la fin du monde.

J'ai fait auprès de la maman mon métier d'enseignant, c'est-à-dire de la pédagogie, en lui tentant de la rassurer, en lui expliquant que ce n'était pas si grave que ça, que rien n'était perdu pour sa fille. D'abord, l'exercice incriminé n'est qu'un parmi l'épreuve de mathématiques, qui elle-même ne constitue pas tout l'examen. Donc, l'inquiétude est infondée et le désespoir mal placé : si sa fille est une bonne élève, ou même une élève seulement moyenne, elle aura logiquement son bac, avec ou sans ce fichu exercice de probabilités qui a fuité. Un candidat peut avoir une très mauvaise note dans une épreuve fortement coefficientée, il peut encore se rattraper ailleurs : le bac est fait pour ça, c'est un examen à multiples épreuves.

L'argumentation purement scolaire n'a pas suffit à calmer la dame, je l'ai senti. Je lui ai donc sorti le grand jeu philosophique, auquel tout le monde est censé succomber : au pire, l'élève repassera le bac l'an prochain et cette fois-ci réussira, car on imagine mal le ministère ne pas prendre pour la session 2012 des mesures de sécurisation draconiennes. Quand on est jeune, un an de plus, un an de moins, ça n'a guère d'importance. Il n'y a que pour le vieillard qu'une année gagnée ou perdue fait vraiment une différence. Pour ma part, j'ai eu mon bac à 19 ans au lieu de 18 ans en général, parce que j'avais redoublé mon CE2. Ça n'a fondamentalement rien changé à ma vie.

Mais ma dialectique pourtant affûtée n'a pas convaincu la parente d'élève. Elle a entraîné notre discussion sur un autre registre, celui de la justice, un peu à la Calimero, dans le genre : ma fille a passé l'épreuve, elle a bossé, il n'est pas juste qu'on la prive de ses points, elle n'est pas responsable de ce qui se passe. A nouveau, j'ai tenté de faire mon philosophe : la justice est une notion compliquée. Qu'est-ce qui est juste, qu'est-ce qui ne l'est pas ? La vie est faite d'injustices, et le bac aussi !

Il y a des élèves qui ne travaillent pas de toute l'année et qui empochent quand même le précieux diplôme : ce n'est pas juste. L'inverse aussi se produit, et c'est encore moins juste. Certaines années, les sujets sont plus faciles que d'autres années, ou au contraire plus compliqués : ce n'est donc pas juste. Plein de choses sont injustes, ça n'empêche pas de croire en la justice. Ce qu'il faut surtout distinguer, c'est l'injustice volontaire et l'injustice involontaire : dans le cas qui nous préoccupe, c'est le hasard d'une fuite qui compromet l'ensemble de l'examen, ce n'est pas une volonté de triche. Celle-ci est scandaleuse, pas celle-là.

J'ai voulu pousser encore plus loin mon raisonnement, voyant qu'il ne prenait pas vraiment : les cris de justice qui s'élèvent depuis quelques heures et qui songent à aller devant les tribunaux sont plutôt des réactions individualistes. On se plaint parce qu'on craint pour soi ou pour son enfant, parce qu'on défend ses intérêts, tout à fait légitimes mais purement particuliers, qu'il ne faut pas confondre avec l'amour de la justice ou un pur désir d'égalité.

La preuve : au lieu d'enlever les quatre points de l'épreuve à tout le monde, beaucoup de parents voudraient qu'on les donne à tout le monde, ce qui reviendrait à commettre une injustice à rebours mais à l'identique. Dans cette perspective, les gains individuels seraient préservés, peu importe qu'on soit bon ou mauvais. Il y a parfois beaucoup d'hypocrisie dans les revendications de justice et d'égalité.

En choisissant de neutraliser l'épreuve de probabilités, le ministre a cru contenter tout le monde et les réactions montrent qu'il n'a satisfait personne. La solution la plus juste (dans l'absolu, rien n'est juste ou injuste, tout est relatif) aurait été de ne rien faire, sinon poursuivre et condamner le ou les fautifs. Pour le reste, cette fuite a des effets minimes. Posté la veille de l'examen, à 21h00, sur un site assez peu fréquenté, pouvant être perçu comme un canular, le sujet dévoilé n'a dû toucher et convaincre qu'un tout petit nombre de candidats, suffisamment peu pour que l'examen n'en soit pas menacé dans ses principes sacrés de justice et d'égalité.

La tricherie et les tricheurs ont toujours existé, y compris au bac ; c'est une imperfection à la marge qui ne déstabilise pas la perfection de l'ensemble. Mais voilà : notre société puritaine est obsédée par la pureté et le zéro défaut. Dès qu'il y a un "dysfonctionnement" quelque part, elle crise, elle ne supporte pas. Et puis, le baccalauréat est une épreuve individuelle : que des tricheurs soient injustement récompensés ne prive pas les non tricheurs d'être justement récompensés. Alors où est le problème ? On passe son bac en se concentrant sur sa copie, pas en regardant et jugeant ce que font, en bien ou en mal, les autres candidats.

Luc Chatel a cédé à l'une des plaies de notre société, la judiciarisation des problèmes, mais en n'allant pas au bout de sa démarche, il en sera la première victime. Se référant au principe juridique d'égalité, il a annulé l'exercice et recommandé la bienveillance dans la notation de l'épreuve, pour ne pas léser les candidats perdant le bénéfice de l'exercice annulé. C'est une demi-mesure, pédagogiquement intenable et juridiquement incomplète. En matière de droit, si l'on opte pour ce registre qui n'est pas le mien, c'est recommencer l'épreuve qui est la solution la plus juste. Le ministre ne s'y risque pas, sachant les difficultés matérielles que représente cette solution.

Les défenseurs du bac, qui croient bien faire en déplorant la fuite et en demandant un nouvel exercice, se font en réalité les fossoyeurs du bac, en renforçant les soupçons sur une organisation globalement irréprochable. Le mieux est l'ennemi du bien ; en l'espèce, c'est flagrant. La boîte à rumeurs et à fantasmes vient de s'ouvrir et il sera difficile de la refermer : d'autres épreuves, dans d'autres disciplines, se voient reprocher fraudes et fuites, sans qu'aucune vérification sérieuse de ces allégations ne soit entreprise. Ne serions-nous pas en train de vivre les derniers jours du bac ?

Une fois avoir dit tout ça à ma mère d'élève, toujours aussi blanche, hagarde et sans voix, j'ai terminé en lui confiant ma certitude que sa fille serait bachelière dans quelques jours, sans doute avec mention, que les protestations de justice et d'égalité seraient vite oubliées, que l'ordre retrouverait tous ses droits, que l'événement litigieux deviendrait en août un souvenir cocasse de plage, en attendant la prochaine polémique excitant notre société.

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