vendredi 9 mai 2014

Une mémoire de gauche



Trois faits récents m'ont conduit à rédiger ce billet pas comme les autres. D'abord, l'éprouvante défaite de la gauche locale aux dernières élections municipales, pour la quatrième fois consécutive, battue par le Front national, balayée, moribonde, si elle ne fait rien pour se relever. Comment en est-on arrivé à ce désastre ? Pour répondre et réfléchir, je me suis dit qu'il fallait remonter dans le passé, retrouver les racines du socialisme saint-quentinois, se replonger dans cette époque où la gauche locale était heureuse et forte, parce qu'elle exerçait le pouvoir.

Le deuxième fait, c'est la disparition de Jacques Wattiez, ancien président du district, socialiste, candidat aux élections législatives de 1978. C'est une part de notre mémoire, souvent occultée ou déformée, qui s'efface, que je ne veux pas voir tomber dans l'oubli, un passé pas si lointain qui dit quelque chose de notre présent. A la cérémonie civile en hommage à Jacques Wattiez, à Holnon, il y a eu des retrouvailles, 40 ans après, mais aussi des visages qui, avec le temps, se sont croisés sans se reconnaître.

Le troisième fait, le principal, qui motive ce billet, c'est une découverte. Je connais Elisabeth Pruvost (en vignette) depuis de longues années, elle est une participante fidèle de mes activités associatives, café philo et autres. Il y a peu de temps, j'apprends de sa bouche qu'elle lit quotidiennement mon blog et surtout, ô surprise, qu'elle a été maire-adjointe, socialiste, à Saint-Quentin, dans les années 70 ! Une défaite, une disparition et une découverte : j'étais prêt à revenir sur ce passé politique, à interroger un témoin de premier plan, à répondre aux questions d'aujourd'hui, pour vous les faire partager, pour aider à la reconstruction de la gauche saint-quentinoise, si elle en a la volonté.

Elisabeth Pruvost s'appelle alors Elisabeth Debout. Elle vient d'une famille ouvrière et laïque du Pas-de-Calais, elle adhère au parti socialiste de 1976 à 1985. Si elle s'en éloigne, ce n'est pas par désaccord politique, mais à cause de ses charges familiales. De 1977 à 1978, Elisabeth Debout est maire-adjointe chargée de la culture, qu'elle quittera pour des raisons de santé et de disponibilité, remplacée par Gérard Blanquart. De cette période, elle me cite quelques noms de socialistes qui l'ont marquée : Jacques Marlier, Alain Peyronie, Jacques Wattiez, Jacques Moyroud, Bernard Lebrun, Maurice Vatin, Daniel Claret, Roger Godin, Ernest Pignon, Roger Lethien, Jean-Marc Panicali, Pierre Arnould, Yvonne Bou, Gérard Blanquart... Des noms qui résonnent encore aujourd'hui à mes oreilles, d'autres qui ne me disent rien.

Avant 1978, les socialistes se réunissent dans une arrière-salle de café, le Snack-bar, rue d'Isle. Le patron est un camarade, Roger Lethien. Ensuite, le PS s'installera dans un local bien à lui, qui est encore le sien, rue de Théligny. C'est la belle année 1977, la victoire de la gauche aux élections municipales, à Saint-Quentin comme souvent ailleurs en France, mais ici pas vraiment acquise d'avance. La joie n'en est que plus grande. "Nous étions portés", me dit Elisabeth. L'époque est à l'engagement, au militantisme mais aussi au sectarisme, se souvient-elle : pour elle, la droite, c'était "la clique à Braconnier", rien d'autre. Des durs à cuire qu'il fallait affronter physiquement dans les campagnes électorales, lors des collages d'affiches.

Elisabeth a 25 ans. Ce monde viril et parfois violent de la politique l'impressionne. Elle-même est intimidée quand elle doit s'exprimer en public. La première fois, c'est au théâtre Jean-Vilar, devant une foule de militants. Jacques Wattiez, pour l'encourager, lui donne un conseil, un truc : "cramponne-toi au pupitre, serre-le bien fort et vas-y, commence ton discours".

Mais très vite, Elisabeth Debout découvre un autre aspect de la politique : non plus la violence, normale, à l'égard de l'adversaire, contre la droite, mais cette fois entre camarades. Elle ne ressent pas ces affrontements entre les courants comme des batailles d'idées, mais plutôt des conflits de personnes. Elle a ce jugement terrible : "c'est la haine qui les motivait".

D'un côté, Wattiez-Marlier ; de l'autre, Vatin-Lebrun : les uns sont CERES, les autres rocardiens. Pour Elisabeth, qui n'est ni l'un ni l'autre mais seulement socialiste, c'est une lutte entre personnalités, tempéraments, caractères et même physiques : Wattiez est grand, Vatin est petit ; l'un est bon vivant jusqu'à l'excès, l'autre est rigoureux, ascétique jusqu'à la condescendance : il y a le nordiste, l'ouvrier qui ne maîtrise pas toujours très bien le langage, et l'enseignant à la parole facile, à la répartie cinglante, le Saint-Quentinois très bien implanté. Elisabeth ne voit pas ce combat des chefs comme une lutte pour le pouvoir, mais quelque chose d'irrationnel, une lutte d'hommes. Elle n'en est pas pour autant dégoûtée par la politique, même si l'euphorie des débuts se dissipe. Au contraire, elle est impressionnée, admirative, peut-être fascinée.

Au milieu de cette guerre fratricide, Elisabeth est épargnée : c'est la seule femme adjointe et jeune, n'appartenant à aucun courant. On la chouchoute, on la protège, certains même la draguent, les hommes étant ce qu'ils sont. L'exercice du pouvoir, c'est "hyper-intéressant", me confie-t-elle : les rencontres sont nombreuses, les projets sont multiples, le travail est énorme. De son court mandat à la culture, un an seulement, elle retient surtout l'ouverture de l'annexe de la bibliothèque municipale à Neuville. Elle a aussi un souvenir enthousiasmant de la préparation de la saison culturelle, quand les associations, les partenaires, les comités d'entreprises étaient conviés à proposer leurs idées.

Mais il y a aussi les désagréments, les trois limites du pouvoir municipal. D'abord, la limite administrative : le personnel qualifié fait parfois sentir aux élus leur incompétence, tente de leur imposer ses choix techniques. Et puis, beaucoup de ces administratifs ont été embauchés par la droite précédemment aux affaires, donc suspects de partisanerie. Elisabeth Debout aura ainsi fort à faire avec le directeur de la culture de l'époque, Gérald Drubigny, qu'on retrouvera plus tard à la tête de la bibliothèque municipale. Les relations n'étaient pas non plus toujours très faciles avec le secrétaire général de la mairie, Monsieur Josse. Deuxième limite, budgétaire : il y a beaucoup à faire, énormément de sollicitations, mais il faut choisir, tout n'est pas possible. Troisième et dernière limite : le temps, entre la conception et la réalisation. Il faut compter en années (c'est pourquoi une réélection est toujours à espérer).

Elisabeth Pruvost revient sur les rumeurs qui ont couru à l'époque et depuis, l'image publique que donnaient certains socialistes. Elle écarte tout soupçon de corruption mais admet que le pouvoir peut monter à la tête. Certains socialistes se sont lâchés, ont eu des comportement de gamins, ont voulu prendre leur revanche sur la droite, pense-t-elle. On peut bien le dire aujourd'hui, il y a depuis longtemps prescription ! Des socialistes fêtards à la convivialité débordante ont sans doute oublié leur devoir d'exemplarité. Les communistes, mieux formés, mieux encadrés ne sont pas tombés dans ces travers, se sont montrés plus rigoureux et plus prudents dans leur comportement public. Elisabeth ne m'en dit pas plus, parce qu'il n'y a pas plus à en dire : c'est une question d'image, des attitudes qui aujourd'hui ne passent plus, dans une société complètement soumise à l'image.

Et les communistes, justement ? Elisabeth Pruvost m'évoque la troïka municipale : Daniel Le Meur, premier magistrat, humaniste et rassembleur ; Emile Tournay, stalinien et maître du parti ; Joseph Leroux, communiste libéral, à la Serge Monfourny, adjoint aux finances, grand orateur, très présent. C'est le triangle du pouvoir, en dehors de quoi rien n'est possible : la ville, le parti, le fric. Maire-adjointe, elle est chapeautée, chaperonnée par René Bertré, homme de culture mais communiste dur, qu'elle compare au poisson rémora sur le dos des requins. Les rapports entre socialistes et communistes sont meilleurs qu'entre socialistes et socialistes, parce que non envenimés par des querelles de personnes. En 1978, Jacques Wattiez est candidat aux législatives ; en 1981, c'est Bernard Lebrun : la lutte entre camarades continue, sans répit. Jusqu'à quand ?

Dans son parcours personnelle, Elisabeth a eu un engagement plus important que le socialisme : la franc-maçonnerie, à laquelle elle a adhéré de 1977 à 1997, au Droit humain, une obédience mixte. Nous en venons inévitablement à parler des rapports entre maçonnerie et politique, puisqu'il est avéré qu'on trouve plus de francs-maçons chez les élus socialistes que chez les ouvriers métallurgistes. Pour elle, sa démarche initiatique était purement intellectuelle et sociale, sans aucun fantasme de pouvoir. Elle est devenue vénérable de sa loge saint-quentinoise, mais n'a jamais goûté aux hauts grades. La maçonnerie, que certains prennent faussement pour une secte, l'a débarrassée de son sectarisme. C'est dans cet univers rituel et symboliste qu'elle a rencontré, dans les années 70, Michel Garand, lors de tenues importantes. Elle n'est pas surprise qu'il soit devenu aujourd'hui le chef de file des socialistes locaux (même si la maçonnerie n'y est pour rien) : "il avait le goût pour la réflexion, le sens de l'écoute, une certaine rondeur dans les propos, une empathie envers les gens", me dit Elisabeth.

Sur les socialistes locaux, qu'elle ne fréquente plus depuis des lustres, elle a surtout quelques intuitions. Odette Grzegrzulka ? Elle regrette que le PS ait eu besoin à l'époque de faire appel à une parachutée, qu'elle a trouvé légère, exubérante. Anne Ferreira ? Elle inspire confiance mais est trop discrète. Jean-Pierre Lançon ? Elisabeth ne connaît pas. L'état de la gauche saint-quentinoise, les défaites à répétition ? Elle met cette situation sur le compte de la division, qu'elle a vécue de près, et aussi sur l'absence de leader. Garand pourra-t-il répondre aux attentes et remédier aux difficultés ? L'avenir le dira, assez vite.

La politique de François Hollande et de Manuel Valls ? Elisabeth Pruvost est embarrassée par la social-démocratie, mais n'a aucune attirance pour Mélenchon et l'extrême gauche. Quoi qu'il en soit, elle demeure indéfectiblement socialiste, même si elle se sent plus proche de la gauche du parti.

Nous terminons notre discussion, qui aura duré une heure trente, par son engagement professionnel, au sein de l'ANPE, puis de Pôle Emploi : un métier qui l'a passionnée, parce qu'il met au contact et au service de la population. Au départ, elle n'avait pas du tout envisagée cette voie, elle voulait être professeur d'histoire-géographie, mais penchait aussi pour assistante sociale. C'est le hasard qui l'a conduite jusqu'à devenir conseillère à l'emploi, c'est-à-dire chargée de formation, 26 ans à Saint-Quentin, 11 ans à Chauny. Elle adhère, dans la foulée, à Force ouvrière, et part en retraite en juin 2013.

L'Elisabeth Pruvost d'aujourd'hui n'est plus l'Elisabeth Debout d'autrefois. Même regard vif, même sourire charmant, mais elle a gagné en indépendance, elle n'a plus besoin de "béquilles" (c'est le mot qu'elle emploie, que je lui fais répéter pour être bien sûr) : parti socialiste, conseil municipal, franc-maçonnerie, c'est fini, elle n'y reviendra plus, n'en a plus besoin. Dans sa vie publique comme dans sa vie privée, elle a su se séparer de bien des choses, elle a fait ce travail-là, qui est une forme de sagesse. Elle ne renie rien, reconnaît tout ce que ces différents engagements ont pu lui apporter. Mais elle ne sera plus jamais la "bonne suiveuse" qu'elle a été. Un temps, il y a longtemps, elle s'est laissée porter par le groupe, y a trouvé une identité, un équilibre. Maintenant, Elisabeth Pruvost existe par elle-même.

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