mardi 13 mai 2014

Bons et mauvais Français



J'ai hésité avant d'en faire le thème du billet de ce jour. Quand on descend dans les marécages, on se salit forcément. Je me fais une haute idée de la politique, je trouve misérable de la transformer en stupide et malveillante polémique. Mais puisque tout le monde en parle et qu'on n'a pas le choix des armes, parlons-en et battons-nous. On reproche à la ministre de la Justice de n'avoir pas chanté l'hymne national lors de la commémoration de l'abolition de l'esclavage, on s'en offusque, on crie au scandale, on demande sa démission. Christiane Taubira est une mauvaise Française puisqu'elle ne reprend pas l'hymne de la France. Voilà, nous avons fait le tour du marécage. Maintenant, expliquons et militons :

La distinction entre bons et mauvais Français, défense des uns et dénonciation des autres, est vieille comme l'extrême droite. C'est l'un de ses effets rhétoriques, de ses ressorts idéologiques, de ses éléments de langage, comme on dit aujourd'hui. Son problème, son obsession, c'est comment distinguer les bons et les mauvais Français, car rien ne ressemble plus à un homme qu'un autre homme, et rien ne ressemble plus à un Français qu'un autre Français. Autrefois, l'extrême droite séparait le bon grain de l'ivraie au faciès : il y avait des têtes qui ne lui revenaient pas, ou bien c'étaient des comportements, des opinions, des modes de vie qui trahissaient selon elle le mauvais Français. Aujourd'hui, il n'est plus possible de réagir ainsi, donc il faut trouver autre chose : celui ou celle qui ne chante pas la Marseillaise, voilà le nouveau signe distinctif qui permet de repérer le mauvais Français. Après l'outrage au drapeau tricolore, c'est l'outrage à l'hymne national. Comme vous le constatez, le marécage est profond et puant.

Reprenons tout depuis le commencement, puisque hélas il le faut. Dans les cérémonies officielles, il est rare de voir tout le monde reprendre à tue-tête notre Marseillaise, y compris parmi les élus et les représentants de l'Etat. Parfois, il vaut mieux, tant certaines voix sont mal accordées. Les images de Nicolas Sarkozy, impassible et muet alors que retentit l'hymne national, sont nombreuses et ne choquent à juste titre personne. La concentration intense invite au silence. Le patriotisme, c'est comme la foi : pas besoin d'ostentation, c'est une affaire de coeur et de recueillement. A la limite, l'exhibition des sentiments est suspecte, comme chez tous ceux qui en font trop, qui ont quelque chose à prouver ou à se faire pardonner. Il y a même des situations particulièrement solennelles où l'âme se brise, où les lèvres se ferment parce que l'émotion est grande. Qui peut juger des convictions intimes d'une personne dans ces moments-là ? Qui peut se permettre de décerner des brevets de patriotisme ou d'indignité nationale ? L'extrême droite s'y autorise, parce que sa tradition consiste à s'en prendre aux personnes, et pas à n'importe lesquelles : Benoît Hamon, lui aussi silencieux lors de la cérémonie, ne s'est vu adresser aucun reproche. L'extrême droite sait ce qu'elle fait et qui elle vise. Nous n'avons pas quitté le marécage.

Rien, dans la vie, les actes et les paroles de Christiane Taubira ne laisse supposer qu'elle serait anti-patriote, mauvaise Française. La cérémonie à laquelle elle assistait, l'abolition de l'esclavage, la touchait de près. C'est la France de la Marseillaise qui a libéré les esclaves. S'il y a bien un ministre qui adhère à ce message national et universel des droits de l'homme, c'est elle. C'est donc un mauvais procès qu'on lui fait, un procès de marécage. Mais pourquoi ? Outre la dénonciation d'une gauche apatride, métèque, anti-française propre à l'extrême droite, l'invraisemblable polémique signe la revanche de Villers-Cotterêts : ce week-end, en refusant de commémorer l'abolition de l'esclavage, la toute nouvelle municipalité Front national s'est vue mettre, fort justement, au ban de la République, par les plus hautes autorités de l'Etat. Il fallait que l'extrême droite réplique, se refasse une virginité en s'ébrouant dans le marécage, en inventant cette histoire affligeante de Marseillaise non chantée.

En matière de protestation et dans un souci de pédagogie, j'invite tout le gouvernement, lors de la prochaine cérémonie nationale, à écouter dans un silence absolu, bouche close, l'hymne national : pour bien signifier que le respect envers la France et l'adhésion à ses valeurs n'ont rien à voir avec l'épreuve du gueuloir ou le karaoké d'estrade, comme l'a très bien dit la ministre. Pour refuser à ce que les cérémonies officielles deviennent des shows de télé-réalité, où les caméras et les regards vont se fixer sur les lèvres et les visages, pour savoir qui chante et qui ne chante pas, et demain, pourquoi pas, qui chante juste et qui chante faux, qui chante haut et qui chante bas. Allons plus loin dans la surveillance et le soupçon, vérifions si les corps sont bien droits ou un peu avachis, si la tête relève le menton ou bien est légèrement baissé, si le regard est vif ou absent ... On n'en finit pas quand on choisit de s'enfoncer dans les marécages. J'invite aussi la droite à rester elle-même, à ne pas emboîter le pas aux descendants du maréchal Pétain et du général Salan. Ces deux-là hurlaient sans doute la Marseillaise ; ça ne les a pas empêché de trahir la France et son armée.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Vous pouvez à peu près tout vous permettre sauf quand même "d'inviter tout le gouvernement à faire ceci ou cela"
Il y a des limites quand même...

Emmanuel Mousset a dit…

Les limites n'existent que chez ceux qui manquent d'audace.