lundi 12 mai 2014

Euro-idéalisme et Europe politique



La campagne des élections européennes commence officiellement aujourd'hui. Je crains hélas qu'elle ne soit guère intéressante ni passionnée. Pour des raisons de fond : le débat est artificiel, les clivages ne sont pas repérables, les positionnements sont de circonstances. Surtout, les anti-européens mènent l'offensive, sont en pointe idéologiquement, ont réussi à organiser les discussions autour de leurs thèmes. Ils avancent masqués, parlent d'une autre Europe alors qu'ils représentent l'anti-Europe, brouillant ainsi les pistes et les repères. Ils jurent leurs grands dieux qu'ils ne sont pas du tout hostiles à l'idée européenne ; ils mentent comme des arracheurs de dents : leur inspiration est nationaliste, souverainiste comme on dit aujourd'hui, quand on n'assume pas la vérité de ses convictions. Ils ont pour eux l'hétérogénéité de leurs forces, conjuguant extrême droite et extrême gauche (pour bien des électeurs, qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse anti-européenne). Les pro-européens font au contraire profil bas, manquent d'audace, n'osent pas s'afficher, redoutent d'y perdre des voix.

Hier matin, sur Europe 1, Xavier Bertrand a refusé le qualificatif d'euro-sceptique, et a bien fait. Car euro-sceptique, ça ne veut rien dire. Le scepticisme est une position philosophique, une forme de sagesse faite de doute et de distance. En politique, c'est impossible : il faut s'engager, trancher. L'Europe, on est pour ou contre. L'euro-sceptique, c'est comme le partisan d'une autre Europe chimérique : il est contre, le cache et fait l'hypocrite. L'action politique se construit sur des certitudes, pas sur des hésitations. Xavier Bertrand se définit comme euro-réaliste : c'est un peu mieux, mais ça ne me convient pas non plus.

Le réalisme en politique, c'est la moindre des choses : on ne va pas foncer droit dans le mur des réalités ! Ca ne suffit cependant pas à caractériser un point de vue politique sur l'Europe, ça n'apprend pas grand chose. Au pire, c'est une soumission à l'Europe telle qu'elle existe (Xavier Bertrand n'est pas aussi européen que je le suis, puisqu'il a voté contre le traité de Maastricht il y a 20 ans, et moi pour). Le réalisme, c'est indispensable, mais insuffisant. On connait la formule de Jaurès : "aller à l'idéal en passant par le réel". Voilà ce qui manque aujourd'hui chez les pro-européens : avoir un idéal, nous faire partager leur foi en l'Europe. Contre les anti-européens qui nous font peur avec l'Europe, les pro-européens devraient nous faire rêver. C'est pourquoi je retiens un autre terme : euro-idéaliste, voilà ce qu'il faudrait être, voilà ce que je suis.

L'euro-idéalisme n'est pas une naïveté ou une fiction. Encore une fois, idéalisme et réalisme se conjuguent parfaitement. Xavier Bertrand est favorable à un smic européen. Je dis que c'est un idéal, mais que ce n'est pas réaliste. Les législations sociales des pays européens sont actuellement trop différentes, les économies trop divergentes pour qu'on puisse imaginer une unification par un smic européen. Comme slogan électoral, ça passe ; comme mesure raisonnable, non. Je pense même que l'objectif est dangereux : car s'il arrivait malgré tout à se réaliser, ce serait forcément par le bas, en alignant tous les pays d'Europe sur le tarif horaire le plus faible. Ce n'est vraiment pas souhaitable. On ne peut pas faire d'un minimum certes nécessaire, le smic, un idéal, un progrès, une vision d'avenir. Pour le moment, chaque Etat doit gérer sa propre législation sociale, en toute indépendance.

C'est pourquoi aussi le slogan d'une Europe sociale, aussi séduisant soit-il, surtout quand on est socialiste, est un songe creux. On met la charrue avant les boeufs, on avance des formules qui contournent les vraies questions, que personne n'aborde. Avant de faire l'Europe sociale, pour faire l'Europe sociale, il faut d'abord faire l'Europe politique, c'est-à-dire parfaire, achever ce qui s'est accéléré considérablement depuis une vingtaine d'années, mais a subi un sérieux coup de frein après la victoire du non au référendum de 2005. Dans cette campagne européenne, il faudrait aborder les sujets purement politiques : le renforcement du pouvoir des institutions européennes, les transferts de souveraineté, le fédéralisme, la rédaction d'une Constitution européenne, l'existence d'une politique étrangère. Toutes ces questions fondamentales sont éclipsées par les faux débats autour de l'autre Europe ou de l'Europe sociale.

Après la dernière guerre mondiale, l'Europe s'est construite par l'économie, parce qu'il fallait reconstruire un continent en ruines. Ce n'était pas, contrairement à ce qu'on entend partout, la volonté de faire la paix qui prédominait alors (d'autant que l'Union soviétique était menaçante et que les Etats-Unis se servaient de l'Europe occidentale contre elle). C'est le plan Marshall qui explique la construction européenne, pas la peur de la guerre (d'ailleurs, à l'époque, l'Europe est en pleine guerre froide, on se bat en Indochine et en Algérie, l'hypothèse d'un conflit nucléaire est beaucoup plus fort qu'aujourd'hui). L'Europe, c'est alors le Marché commun, qui dit bien sa logique économique. A partir des années 80-90, nous sommes passés progressivement à l'Europe politique, du Marché commun à l'Union européenne. C'est cette évolution qu'il faut reprendre et approfondir.

Une communauté politique repose sur un exécutif fort, des lois communes et une politique étrangère. L'Europe n'a pas de leadership, de souveraineté ; elle a des directives mais pas de véritables lois, et aucune politique étrangère digne de ce nom (voir ce qui se passe actuellement avec l'Ukraine, où l'Europe s'aligne purement et simplement sur les Etats-Unis). Pour qu'il existe une politique sociale européenne, il faut qu'il existe un cadre politique. Sinon, ça ne veut rien dire. La France démocratique s'est construite à partir du XVIIIe siècle par des lois, des institutions, des régimes qui ont finalement abouti à la République. Mais ce n'est que par la suite qu'ont eues lieu les grandes réformes sociales, au courant du XIXe siècle et au siècle suivant. Il en sera de même pour l'Europe : il faut commencer par le politique pour aboutir au social.

Même le débat économique est faussé : ceux qui veulent sortir de l'euro sont tout simplement contre l'Europe, ce n'est pas la peine d'en discuter ; ceux qui sont pour modifier les statuts de la Banque centrale discutent pour rien : le problème n'est pas dans l'existence de cette banque, mais dans l'inexistence d'un exécutif fort auquel elle soit soumise. Là encore, c'est de politique dont il faudrait parler, pas d'économie.

Je ne désespère pas complètement que tous ces éléments soient versés au débat, mais je n'y crois pas beaucoup, tant les intérêts des uns et des autres ne le favorisent pas. En tout cas, il faut faire vite : nous votons dans moins de 15 jours !

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Les journalistes spécialisés parlent d'une campagne peu attractive et de niveau très faible pratiquement à côté des enjeux !!!!!!! Hélas !!!
Le seul moyen de " booster" cette affaire eut été de présenter des têtes de listes pas du type hommes ou femmes d'appareil et porte machin - chose ; mais des leaders de talents et des européens passionnés ; on parle de l’Europe DE LA PAIX et de la DÉFENSE ; mais on n' es pas capable d'avoir une force européenne véritable ... On trompe les électeurs et le risque est que leur réponse soit dramatique pour l' avenir !!!

Erwan Blesbois a dit…

"Ce qui est la fin aujourd'hui c'est l'objet manufacturé, et l'homme n'est qu'un moyen au service de cette fin. C'est aussi ce que les sociologues des années 70 ont appelé la société de consommation ; mais aujourd'hui ce n'est plus société de consommation, un moindre mal (politique de la demande), mais société de compétition, une calamité (politique de l'offre). C'est un cercle sans fin où pour survivre il faut toujours être plus compétitif. Il n'y aura donc pas de fin à la crise, car au nom du "toujours plus", on demandera toujours à la société d'être plus compétitive : c'est-à-dire que les riches (le capital) soient toujours plus riches pour pouvoir investir, et que les classes moyennes, braves petits soldats du profit, soient toujours plus en compétition, les uns avec les autres, pour des salaires bloqués ou en baisse. Quant aux classes populaires elles continueront toujours à être assistées : gage de la paix sociale, pour éviter la guerre civile." : Est-ce pour un tel type de société dont on ne voit pas l'issue que l'on doit faire l'Europe? L'Europe politique permettra-t-telle de sortir de ce système, ou bien au nom de la sacro-sainte compétitivité nous y enfoncera-t-elle toujours plus? Mais où vois-tu l'humanisme dans un tel système? Il n'y a aucun projet commun, l'homme n'y est pas une fin mais un moyen. Ceux qui s'en sortent sont soit ceux qui détiennent le capital, soit des petits malins. Je suis pour un catholicisme social de type gaullien, et suis lucide sur l'hypocrisie d'une certaine frange du catholicisme qui s'est enrichi sur le dos des pauvres, et qui a fait de la misère des pauvres son fonds de commerce. Cela a abouti à la Renaissance à la corruption de l'église catholique, et par réaction à la naissance du protestantisme. Mais le protestantisme a abouti à la marchandisation du monde, ce qui est encore pire. Tu prévois l'Europe sociale au bout du tunnel, comme un salut : finalement tu as une vision eschatologique de la construction européenne, c'est-à-dire une vision religieuse de type catholique. Mais auparavant tu prévois qu'il faudra avaler la pilule au goût amère. Pour arriver au salut, tu justifies le sacrifice : pas d'Europe sociale avant l'Europe politique, et pas d'Europe politique sans renforcement économique ; qui passe par une plus grande compétitivité, par une politique de l'offre renforcé, par une stagnation, voire une baisse des salaires. Souffrez ici-bas, les lendemains seront meilleurs : on nous a toujours dit ça, sur les champs de bataille hier, dans les entreprises aujourd'hui.

Erwan Blesbois a dit…

Pour élargir un peu le débat et faire entrer des perspectives technologiques dans la construction européenne : la singularité technologique (amélioration de l'homme par la technologie : vie plus longue, augmentation de l'intelligence et de la puissance humaine dont l'archétype est "l'homme qui valait trois milliards", une fantaisie utopiste, télévisuelle, pas éloignée de ce que pourra être chacun dans peu de temps, et dont l'un des porte-paroles est Ray Kurzweil) va sans doute supplanter la morale traditionnelle. Les conséquences seront-elles pires ou meilleures ? On ne peut pas savoir. Ce à quoi on assiste en France c'est au combat, qui détruit la jeunesse, qui détruit les représentations collectives, entre les tenants de la morale traditionnelle (l'école), et les tenants du libéralisme économique (grand capital) qui diffusent à longueur de journée des images futiles et monnayables sur tous les canaux (radios, télés, internet). La singularité technologique si elle s'empare d'un discours cohérent peut-être une alternative crédible à la morale traditionnelle. La singularité technologique doit être alors vécu comme une doctrine crédible du salut, et elle devra supplanter dans les esprits toutes les fausses images, la désinformation, dont le libéralisme économique ne cesse de nous abreuver en flux continue (pour faire du profit). Bref la singularité technologique ne devra pas être un avatar du libéralisme économique ; mais une eschatologie de type technologique. Le libéralisme économique, la politique de l'offre produit de la fausse monnaie : ce sont des représentation monnayables (aboutissement de la logique protestante qui trouve son apogée dans la marchandisation du monde), à la singularité technologique d'être assez forte pour rétablir l'équilibre catholique (universel) et non cathodique du monde, et "chasser les marchands hors du temple".

Erwan Blesbois a dit…

Zuckerberg contre Kant, la logique du divertissement mais de l'efficacité contre celle de la rigueur mais de l'ennui, j'aurais dû dire l'Amérique contre l'Europe. Pour finir et pour être honnête : Zuckerberg est certainement plus proche de Kant et de sa notion de morale individuelle, que de toute conception catholique, qui se fonde sur une vision collective des représentations individuelles. Pour ma part, étant catholique, je ne crois pas à la responsabilité individuelle, et je ne crois qu'aux représentations collectives à partager, donc je ne crois qu'aux responsabilités collectives. Ce n'est pas Hitler qui est responsable du fascisme, c'est malheureusement une responsabilité de l'Allemagne entière (figée dans son corset prussien dont Kant est une forme d'expression philosophique). Ce ne sont pas les idées françaises, ni Kant, qui sont responsables du fascisme, ce sont ceux qui les ont transformées en actes : on a le droit d'avoir les idées qu'on veut, on ne doit censurer aucune littérature. C'est le passage à l'acte qui est répréhensible, je suis évidemment ennemi de toute forme de censure ou d'interdiction que ce soit pour la littérature , le divertissement (on pense à Dieudonné) ou même pour les drogues. C'est aux peuples de faire preuve de bon sens et pas aux individus. Si la notion de responsabilité individuelle doit aboutir à la mort des peuples, alors je préfère sacrifier la notion de morale individuelle plutôt que les peuples. Le monde protestant plus que le monde catholique, est un univers de marchandisation globale, où toute représentation est monnayable, n'est plus à partager, car elle devient payante ; c'est un mensonge, les mots ne sont pas des choses, les représentation sont gratuites, elles appartiennent aux peuples, c'est aux peuples de faire preuve de bon sens et sauver leurs jeunesses. Or aujourd'hui on veut la mort des peuples. Au nom de la responsabilité individuelle bourgeoise, on a créé la mort des peuples. J'aurais envie de dire : "peuple d'Europe retrouve ta fierté dans l'Europe, construit ton eschatologie, qu'elle soit technologique ou autre, mais n'abandonne jamais l'idée de peuple." Car il faut aussi du lyrisme pour construire un peuple, pas seulement du politique et de l'économique, ni même seulement du social. Mais est-ce que tout cela ne sonne pas un peu faux? Lyrisme pour le peuple de France peut s'entendre, mais pour l'Europe c'est une autre histoire : les pays d'Europe sont comme de vieilles bonne femmes aigries ennemies les unes des autres, de vieilles sorcières qui se haïssent. Et puis il y a tant de morts dans les guerres qui sont autant d'obstacles au rapprochement des peuples, comme dans des familles ennemies de parrains italiens, c'est la loi du talion, "tu as tué mon fils, je tuerai ta fille, etc..." Combien encore de générations pour oublier, pardonner? Comment leur faire entendre la voix de l'amitié, de la fraternité ( ne parlons même pas d'amour)?

Erwan Blesbois a dit…

Pour conclure mon commentaire précédent je dirais que malheureusement, les Etats-Unis sont un peuple, mais pas l'Europe. L'Europe unie n'a jamais rien gagné, Les Etats-Unis si.