dimanche 25 mai 2014

Que des bêtises



Benjamin est le meilleur spécialiste saint-quentinois de la bande dessinée. Il le prouve régulièrement par ses conférences à la bibliothèque municipale, où il travaille. La dernière, c'était hier, sur la bêtise dans la BD (en vignette, au début de la séance, deux admirateurs inconditionnels se concentrent). 13 personnages particulièrement bêtes ont été abordés.

Le premier est une première : Bécassine (1905) ! C'est une Bretonne bien brave, très dévouée mais fort naïve, jusqu'à devenir empotée, maladroite, étourdie. C'est une bêtise soft et sûrement pardonnable, mais une bêtise quand même ! Bécassine est trop bécasse ! Sa tête fait penser à celle de Tintin, qui pourrait être son fils caché (Hergé le dessinera 25 ans plus tard). Mais notre Bretonne n'a pas de bouche ! Bêtasse, mais pas tant que ça : c'est aussi une pionnière de l'émancipation féminine, puisqu'elle va oser être alpiniste ou pilote d'avion dans certains albums.

Avec les Pieds Nickelés (1908), on entre dans l'idiot escroc. Croquignol, Ribouldingue et Filochard ne sont pas très intelligents, assez ridicules, un peu foireux mais débrouillards, actifs, ingénieux. La bêtise peut en effet être prolixe et prolifique (pour ne pas risquer de paraître con, il suffit de ne rien faire). Les Pieds Nickelés transgressent la loi, s'opposent aux forces de l'ordre mais deviennent patriotes quand il le faut (dans Les Pieds Nickelés s'en vont en guerre, réédité à l'occasion du centenaire 1914-1918, avec une préface du très sérieux et pas bête du tout Jean Tulard, bientôt disponible à la bibliothèque).

Dingo, de chez Mickey, est un chien humanisé. "Qui veut faire l'ange fait la bête", disait Pascal : qui veut faire l'homme quand il est un chien joue au con, pourrait-on dire du personnage de Disney. Dingo est simplet et stupide. Il aurait dû rester à sa place, à la niche : c'est le drame des imbéciles de vouloir être ce qu'ils ne sont pas. Pourtant, Dingo a bon fond. Mais ça ne suffit pas à guérir de la bêtise : trop bon, trop con, on le dit aussi.

Rien de bon, en revanche, chez les Dupont et Dupond, autant bêtes que méchants. Pourtant, ils veulent bien faire, sont des policiers zélés : pour enquêter discrètement en pays étranger, ils se revêtent des couleurs locales ... et tout le monde les reconnaît ! Sont-ils jumeaux ou sosies ? Ils ont manifestement un problème d'identité (ils ne se distinguent que par le bout de leur moustache et la dernière lettre de leur nom). Leur bêtise est de répétition, comme il existe un comique de répétition : "je dirais même plus", pour en fait ne rien dire de plus ou commettre une inutile contrepèterie. Si le diable est dans les détails, la bêtise est dans le langage : celui des Dupont(d) est truffé de lapsus. Le corps n'en sort pas non plus indemne : les deux détectives glissent, chutent, ils sont perpétuellement dans le loupé, le ratage, l'acte manqué, qui sont les autres noms de la bêtise.

Rantanplan est probablement plus bébête que bête : sa stupidité, comme chez les Dupont(d) est de nature parodique (toute imitation a quelque chose de bête, de simiesque, de mécanique) ; il est le double inversé de Rintintin, comprend tout de travers, est obligé de calculer avant de sauter et se plante à chaque fois dans son estimation. C'est cependant un chien de bonne volonté (bête à pleurer, il y a de quoi). Haroun El Poussah est un calife bon, paresseux, optimiste. Comme quoi la bêtise peut atteindre les sommets et se retrouver au pouvoir. Il est sans cesse menacé par Iznogoud, très méchant et avide de pouvoir, puisqu'il veut devenir, selon la formule consacrée, "calife à la place du calife" (c'est d'ailleurs la définition même de la politique).

Gaston Lagaffe n'a pas ce genre d'ambition, ce qui ne l'empêche pas d'être très con : c'est un inventeur de génie dont les inventions lui pètent au nez. Il est accompagné d'une mouette et d'un chat, ce qui n'est pas très malin. La consolation, c'est qu'on trouve toujours plus bête que soi, en l'occurrence Joseph Lontarin, agent de police, qui cherche constamment à le verbaliser (on retrouve le lien entre connerie et cruauté). Le Chat, celui de Philippe Geluck cette fois-ci, se pique d'aphorismes (il y a une version très bête de la fausse intelligence, de la culture de bazar).

Omer Simson remporte le recordman de la bêtise, selon Benjamin (vous aussi, amis lecteurs, vous pouvez répondre à la question : qui est le plus con ?). Il est bouffi, paresseux, alcoolique, vulgaire, ne vit pas d'amour et d'eau fraîche mais de donuts et de duff beer. Son cerveau est si petit qu'il flotte au milieu du liquide encéphalique. Sa bêtise est génétique, mais de père en fils seulement : les filles sont épargnées et au contraire surdouées. Omer Simson, agent de sécurité dans une centrale nuclaire (tout un programme !) est la caricature de l'américain moyen. Sa seule vertu : il est très attaché à sa famille.

L'élève Ducobu est lui aussi touché par la paresse, mais dans la version cancre, fainéant et tricheur. Sa bêtise n'est pas si bête, puisqu'il est intelligent, astucieux et doué pour le commerce. Mais sa loi est celle du moindre effort. Autre cancre, phénomène contemporain de société : Titeuf, avec sa drôle de mèche dressée sur la tête. Il est petit et se pose beaucoup de questions sur le sexe et les filles : la curiosité peut être un versant (glissant) de la bêtise.

Les Lapins crétins sont les derniers et récents produits de la bêtise. La crétinerie est une espèce spécialement hard de bêtise, genre tête à claques, et difficilement guérissable. La jeunesse y est assez sensible (les vieux sont plus ouverts à la connerie traditionnelle).

De cette conférence, rapportée ici à ma façon, je retiendrais surtout la palette fort riche que nous présente la bêtise, sa gamme diverse, complexe, foisonnante. Ensuite, il ressort que la bêtise est rarement intégrale : il y a souvent en elle quelque chose qui la sauve du naufrage. Enfin, le dernier mot reviendra à maître Benjamin : "La bêtise nous renvoie à nos propres défauts".


Je prolongerai cette réflexion sur la bêtise par une conférence, au même endroit, le 5 juillet prochain, sur le même sujet, mais cette fois à travers une approche philosophique.

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