dimanche 30 mars 2014

Le peuple contre la démocratie



Abstention massive, vote d'extrême droite, sondages montrant que les Français jugent majoritairement les hommes politiques corrompus, menteurs et incapables : c'est affolant, la République passe un sale moment. Tous ces jugements et réactions sont évidemment faux : notre classe politique est dévouée, compétente et quand on veut gagner du fric, on ne fait pas de politique. Mais pourquoi l'opinion publique pense-t-elle le contraire ?

Il y a une hypothèse que jamais personne n'ose envisager : le peuple est hostile à la démocratie, aujourd'hui encore plus qu'hier. Et pourquoi cette montée de fièvre ? Tout simplement parce que la vie politique, en 40 ou 50 ans, s'est considérablement démocratisée : les citoyens sont beaucoup plus consultés, les partis ont un fonctionnement beaucoup moins autocratique. Plus la société se démocratise, plus le peuple se lève contre la démocratie, c'est logique.

Qu'est-ce qui me fait penser à une idée d'apparence aussi aberrante ? L'étymologie est trompeuse : la démocratie, c'est le pouvoir au peuple. Mais le peuple en veut-il ? Le régime qui donne le pouvoir au peuple n'est pas forcément un régime populaire : le malentendu est ici. La monarchie, par exemple, est très populaire : les événements princiers mobilisent, devant les écrans de télévision, y compris dans la France républicaine. Jeudi, à l'émission "Des paroles et des actes", sur France 2, un sondage ahurissant a montré qu'un quart des Français seraient favorables à un autre régime que la démocratie (sans préciser lequel, mais on devine).

Pourquoi ce rejet souvent violent de la démocratie par le peuple ? Parce que la démocratie est, contre toute attente, un régime de nature aristocratique ! Elle l'est pour quatre raisons :

1- Ses origines sont aristocratiques : les premières démocraties, en Grèce antique, étaient réservées à une poignée de citoyens, sur le dos d'une masse d'esclaves ne disposant d'aucuns droits civiques. En 1789, la Révolution est l'affaire des philosophes, des nobles éclairés et des bourgeois intéressés : Karl Marx explique très bien que la Révolution française n'est pas populaire. La IIIe République donne le pouvoir aux notables (et l'interdit aux femmes). Pendant longtemps, le peuple a été conservateur, monarchiste et clérical : les républicains constituaient une petite élite cultivée et progressiste.

2- Ses valeurs sont aristocratiques : liberté, égalité, fraternité, ce sont des concepts de philosophes (ces aristocrates de la pensée), pas des préoccupations du peuple. Boulot, logement, santé, voilà ce qui parle aux gens et les préoccupe : pas les valeurs de la République, dont l'idéal peut être qualifié d'aristocratique tant il est exigeant, élevé.

3- Son fonctionnement est aristocratique : la dictature repose sur le principe d'autorité, la monarchie sur le principe d'hérédité, la démocratie sur le principe d'excellence, puisque la compétition électorale vise à choisir les meilleurs (c'est l'étymologie du mot : aristo-cratie, le pouvoir aux meilleurs), ce qui suppose que les citoyens soient vertueux, informés et volontaires. C'est un modèle parfait qui ne peut que rebuter un peuple imparfait.

4- Ses vertus sont aristocratiques : la démocratie, c'est l'exercice de la politique (qui n'existe pas en dictature, puisque le pouvoir n'est pas mis au voix). La politique, c'est le goût du pouvoir, l'ambition pour y parvenir, qui exige un ego supérieur à la moyenne, le sens de l'adversité, l'usage de la ruse : Machiavel, philosophe italien et rigoureusement républicain, explique très bien tout ça. Mais le peuple n'aime pas : l'ambition, la démesure narcissique, l'esprit calculateur répugnent à ses goûts simples (la vie de famille, le travail honnête, l'existence modeste). Le peuple a peut-être moralement raison, mais politiquement tort : les vertus républicaines exigent de se salir les mains et de relever la tête.

Dans cette affaire, la démocratie s'est piégée elle-même : en sacralisant le peuple, elle le rend intouchable. Aujourd'hui, plus personne n'ose dire que les électeurs du Front national sont des racistes, de peur de les fâcher et de se fâcher avec eux. La démocratie s'est dévoyée dans un axiome totalement erroné : le peuple a toujours raison, même quand il a tort. Du coup, le peuple en profite, sachant qu'il sera excusé d'avance : il peut dire n'importe quoi, ce sera toujours vrai, même quand c'est faux ! A l'ombre de la démocratie, au nom de la démocratie, le peuple s'autorise à un concours de crachats sur la démocratie. Jusqu'où ira-t-on comme ça ? L'abstention galopante, le FN en pointe, les injures et les mensonges permanents contre les hommes et les institutions politiques ... Jusqu'au renversement de la démocratie ? Ou plutôt sa transformation de l'intérieur en régime autoritaire ?

Je ne veux pas être aussi pessimiste. La démocratie a des ressources, à condition qu'elle revienne à ses sources, à ses fondamentaux, qui sont aristocratiques. Ainsi, les hommes politiques ne doivent plus se soucier de plaire au peuple, de se préoccuper de leur popularité ou de leur impopularité : qu'ils fassent simplement ce pour quoi ils ont été élus, sans écouter une opinion publique versatile et incohérente. Qu'ils parlent, avec autorité, au lieu de se mettre mollement à l'écoute (un politique n'est pas un psy). Qu'ils restaurent la dignité, la gravité, la souveraineté du politique. Qu'ils responsabilisent les citoyens, au lieu de leur chercher, par démagogie, mille excuses. Bref, il faut que les hommes politiques redeviennent des républicains, c'est-à-dire des aristocrates de la chose publique, qu'ils défendent la démocratie contre le peuple, s'ils ne veulent pas voir un jour le peuple rompre définitivement avec la démocratie.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Au fait vous parliez récemment d'un rassemblement des forces de gauche lors de l'installation du conseil municipal.
Est ce que vous avez bien conscience, une fois de plus, d'avoir touché du doigt le ridicule absolu.

Emmanuel Mousset a dit…

Que mon appel n'ait pas été entendu ne signifie pas qu'il ait été "ridicule". Je regrette que la gauche n'ait pas en effet manifesté collectivement et publiquement son indignation à l'entrée du FN dans le Conseil municipal. Pas de manif sur la grand-place, mais Xavier Bertrand jouant au ballon avec ses enfants : il y a des symboles qui sont forts.