samedi 22 mars 2014

F4



Tous les candidats et tous les militants voudraient ce soir être à demain soir, devant l'écran des résultats. La soirée électorale, à Saint-Quentin, sera celle des 4 F : Fervaques, frayeur, ferveur, fureur. Dans l'auguste palais, chez les uns et chez les autres, dans l'attente du verdict (qui prend souvent du temps), c'est la frayeur qui se lit sur les visages : peur de perdre, peur de ne pas gagner, peur d'être en dessous de 5% et pas remboursé, peur d'être en dessous de 10% et pas qualifié, peur de ne pas être à la hauteur, peur de la suite, peur d'avoir peur. Quand les résultats tombent, certains tombent des nues, d'autres tombent de haut, ou bien dans les bras les uns des autres. C'est l'instant de la ferveur bruyante des vainqueurs et de la fureur tout aussi bruyante des vaincus. Fervaques, frayeur, ferveur, fureur, nous revivrons demain tout cela, comme nous l'avons vécu tant de fois.

C'est un moment délectable, instructif, étonnant, celui d'une soirée électorale : peut-être le plus passionnant de toute la campagne, de toute la politique. Pourquoi ? Parce que c'est l'heure de vérité, non seulement des résultats, mais des personnalités : chacun, à travers ses réactions, montre son vrai visage. Celui qu'on croyait maître de lui explose. Un autre, qu'on pensait au contraire exalté, fait montre de retenue. Par le passé, j'ai vu des forts s'effondrer et se terrer, des timides devenir audacieux et loquaces, des gagnants se confondre de modestie, des perdants se gonfler d'importance. Je ne connais pas d'exercice de psychologie publique plus démonstratif qu'une soirée électorale : dans ce bal masqué qu'est la politique, tout le monde se retrouve, pour une fois, une seule fois, à découvert. Plus de mensonge, plus de tricherie : la nature humaine à vif, à l'état brut, à condition d'être fin observateur.

Il faut dire que les candidats et leurs partisans ne seront pas, demain soir à l'étage du palais de Fervaques, dans leur état normal. D'abord, il y a la fatigue d'une journée mobilisée à vérifier les opérations électorales. Ensuite, il y a la tension causée par l'incertitude des résultats. Et puis, c'est le moment unique où tous les partis se retrouvent, se mêlent, se surveillent : les bouches parlent trop ou se taisent, les oreilles traînent et se font indiscrètes, les regards ne savent plus trop où regarder à force de regarder partout. Enfin, les journalistes sont là, souvent France 3. Le tout constitue une scène étrange, un climat unique, une ambiance très spéciale.

On y voit des larmes couler, sans qu'on sache très bien si c'est la joie de la victoire ou le chagrin de la défaite. On y entend des cris, des insultes, des chants qui n'aident pas toujours à distinguer les gagnants et les perdants. Des militants, en petits groupes, s'entre-excitent, faisant circuler des rumeurs faute d'avoir encore des certitudes. Les responsables ont leur téléphone portable vissé à l'oreille, à quoi l'on reconnaît que ce sont des responsables. Mais à quoi bon s'agiter puisque le grand tableau des résultats se remplit peu à peu ? Fervaques n'est plus alors un palais, mais un théâtre, où se joue une comédie aux allures de tragédie. Attendre, ne pas savoir rendent fou. Une fois qu'on sait, on est toujours aussi fou, de bonheur ou de rage.

J'aime cette soirée et je n'aime pas cette soirée, à cause trop souvent des vainqueurs indécents et des mauvais perdants. Les premiers devraient, dans l'idéal, rester humbles et les seconds faire preuve de lucidité : en politique, on ne gagne jamais autant qu'on ne le croit et on perd beaucoup plus qu'on ne le craint. Je déteste les atmosphères de fin de match, comme si on était parmi des supporteurs de foot. A la différence du sport, les candidats à une élection ne gagnent pas par leurs propres efforts, mais par les suffrages du peuple. S'il y a des vainqueurs ou des vaincus, ce sont les citoyens, par leurs choix, judicieux ou non ; pas les politiques.

Je rêverais d'une soirée électorale sans exubérance ni mauvaise foi, où les militants camperaient sur leur quant-à-soi, félicitant sobrement les nouveaux élus et ceux qui ne le sont pas. J'aimerais que le fond de l'air soit doux, doucement démocratique, Fervaques à température ambiante, très calme, les résultats accueillis avec intérêt et dans l'indifférence partisane. J'apprécierais que la courtoisie et le respect républicains soient de rigueur. Je sais qu'il n'en sera rien, que l'exaltation, l'irrationnel, l'illusion vont s'abattre demain soir sur Fervaques et tout emporter.

Quand ce sera fini et que le maire aura proclamé les résultats, les militants feront ce qui convient le mieux à tout être humain : se retrouver entre soi, rejoindre leurs locaux respectifs de campagne, refaire le match ou préparer l'avenir, en rester à un premier tour ou commencer le second, et regarder à la télé ce qui se passe ailleurs, où il se passe à peu près la même chose qu'ici, même quand les résultats sont différents. On sort le champagne, pour se réjouir ou pour se consoler, ou on le garde au frais parce que la partie n'est pas finie. De toute façon, victoire ou défaite, un tour ou deux tours, la politique est un éternel recommencement : vainqueur un jour veille à l'être toujours, vaincu aujourd'hui travaille à être vainqueur demain.

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