dimanche 9 mars 2014

2 mars 1944, 15h30



Le jeudi 02 mars 1944, à 15h30, dans la ville de Saint-Quentin, le temps était aussi beau que ce dimanche 09 mars 2014 : ciel bleu, dégagé, air doux. Des enfants jouaient dans les rues, d'autres sortaient du patronage. Des femmes s'affairaient à la maison, des vieux se promenaient. La vie ordinaire, banale, tranquille quoi, que la guerre n'avait pas interrompue. Cette existence aurait pu paisiblement se poursuivre et le 2 mars être très vite oublié, un jour comme un autre dans le calendrier.

Ce sont les enfants qui, les premiers, se sont rendus compte de quelque chose, parce qu'ils sont curieux de nature et regardent plus vers le ciel que les adultes. Des avions qui passent, en temps de guerre, ça aussi c'est banal, ordinaire. Même si ceux-là sont à très basse altitude, nombreux (environ 90, des bombardiers B26-Marauder, porteurs chacun de huit bombes soufflantes, à air liquide). Leurs marques sont très visibles : ce sont des appareils américains, nos Alliés ! Pas de quoi s'inquiéter ; au contraire, il y a tout lieu de se réjouir : le Débarquement et la Libération, c'est pour dans quelques semaines. Les enfants, depuis qu'existent des avions, adorent les regarder évoluer dans le ciel.

C'est l'enfer qui commence, l'incompréhensible, la stupéfaction : Saint-Quentin, qui pourtant en a vu d'autres, est bombardée, par vagues successives, jusqu'à 16h00 ! Les quartiers de Remicourt et du Faubourg d'Isle sont particulièrement touchés. L'enfer, c'est le bruit, la poussière, les vitres qui éclatent, les maisons qui s'effondrent, le feu, la souffrance et la mort. A 17h00, à l'Hôtel-Dieu, on comptabilise 87 victimes. En réalité, elles seront 91, et une centaine de blessés, d'importantes destructions. Un choc, un traumatisme pour notre ville.

Vendredi soir, la salle de la Société académique était pleine à craquer pour aborder ce tragique anniversaire, 70 ans après. Maurice Trannois (vignette 1, assis à la table) a fait un remarquable travail d'historien, en répertoriant chaque victime et le lieu de sa disparition. Il s'est également attaché à rechercher les causes de ce bombardement. Parmi le public, une quinzaine de témoins, le plus jeune à l'époque avait 4 ans, le plus âgé 17 ans, ont relaté ce qu'ils ont vécu. L'émotion était grande : voir défiler sur l'écran les visages des disparus, du nourrisson au vieillard, entendre aujourd'hui les rescapés s'exprimer. 70 ans après, la souffrance, les larmes, la colère sont toujours présentes.

L'Argus de l'Aisne, journal collaborationniste, fustige "l'attaque terroriste", "l'agression inhumaine", "les bombes anglo-américaines", "la cité martyr". Le lundi 06 mars ont lieu les obsèques solennelles. Les 91 cercueils défilent, devant des milliers de personnes, place de l'Hôtel de Ville. Le préfet de l'Aisne assiste à la cérémonie, le maire-adjoint de Soissons a été dépêché, des pasteurs de l'Eglise réformée participent (il y a des victimes parmi leur communauté), l'évêque parle de "forfait" et condamne, au nom de la morale et du droit, le bombardement des villes ouvertes, que les lois de la guerre ne justifient pas. Les autorités allemandes font déposer une gerbe.

Maurice Trannois a enquêté. L'escadrille meurtrière venait d'Angleterre. Au retour, elle a rédigé un rapport sur l'opération, qui contient deux erreurs : l'attaque n'a pas eu lieu par le nord mais par le sud de la ville ; elle n'a pas débuté à 16h59 mais une heure trente avant. Le plan de vol (vignette 2) indique plusieurs objectifs, dont la réalisation dépendait des conditions météorologiques : la gare de Tergnier, le terrain d'aviation de Montdidier, la gare de Longueau. Saint-Quentin n'avait pas d'intérêt stratégique. Sur Tergnier, le ciel était couvert, l'intervention impossible. Que s'est-il alors passé ? Les avions ont-ils confondu Saint-Quentin et Tergnier ? Une telle erreur paraît inimaginable ...

A l'époque, plusieurs raisons ont été données par la population, comme pour expliquer l'inexplicable. Plusieurs cibles pouvaient justifier le bombardement : le pont de la gare, les voies ferrées, le siège de la Gestapo place de Mulhouse, la Kommandantur. Mais ces objectifs ne nécessitaient pas un tel déluge de bombes. De folles rumeurs, parfois encore vivaces aujourd'hui, ont circulé : la présence de Hitler ou de Rommel dans la ville ! Il y a aussi des analyses plus stratégico-politiques : la conception de "guerre totale" pratiquée par les Américains, de la guerre civile de Sécession à Hiroshima, qui consiste à faire plier l'ennemi à tout prix. Enfin, l'incompétence n'est pas à exclure : de nombreuses villes françaises ont souffert de bombardements alliés hasardeux, approximatifs (dans le célèbre documentaire "Le chagrin et la pitié", un témoin parle de "travail d'ivrogne" pour qualifier certains lâchages de bombes des Américains sur la France occupée).

De ce fait, Maurice Trannois n'aime guère ceux qu'il n'appelle pas "Américains" mais "Etats-Uniens". Jean-Louis Tétart, président de la Société académique (en haut, à droite, vignette 1), a recadré le débat, rappelant tout ce que nous devions à nos libérateurs alliés, qu'aucune erreur, même la plus tragique, ne saurait discréditer. Le 2 mars 1944 a été dépassé par bien d'autres événements qui ont suivi : la fin de la guerre, la joie de la Libération, les Trente Glorieuses, la guerre d'Algérie, puis la crise économique. La grande histoire n'a pas retenu cette date, dans une époque où l'on ne comptait plus les horreurs. C'est ce que j'appellerais un "micro-événement", de la "micro-histoire" (que je préfère au terme d'"histoire locale"), comme on parle de "micro-économie", tout aussi importante que la "macro-économie".

Le bombardement de Saint-Quentin nous apprend que la guerre est tragique, absurde, injuste (pas un seul soldat allemand n'est mort ou n'a été blessé !), que le hasard y tient aussi sa part. Ces "grands enfants" (dixit Maurice Trannois) que sont les Américains montent d'Angleterre dans leur cockpit, tandis qu'à Saint-Quentin de petits enfants jouent à la poupée, prennent leur goûter ou lisent le Journal de Mickey (confidence d'une dame vendredi soir !). Les uns sont bien intentionnés, les autres sont innocents. Les premiers, dans le ciel, ne rencontreront pas les seconds, qui pour certains n'auront plus jamais l'occasion de rencontrer personne. Et pourtant, pilotes américains comme habitants de Saint-Quentin vont dramatiquement partager un destin commun, ce jeudi 02 mars 1944, de 15h30 à 16h00. Des familles en resteront marquées dans leur chair et leur esprit jusqu'à maintenant. Il y a des moments où l'histoire débouche sur la réflexion philosophique ...

Cet événement est inclassable, inqualifiable, dérangeant. Il n'entre pas dans les catégories classiques où l'on peut discerner les bons et les méchants. Sur le coup, les réactions n'ont pas été négatives à l'égard des Alliés, qu'on a plutôt cherché à excuser. Mais aujourd'hui, l'erreur du bombardement semble manifeste, la douleur remonte à la surface de la mémoire, on ne serait pas loin d'exiger des réparations, le deuil n'est pas totalement terminé. Ce qui m'intéresse aussi, c'est la fragilité des souvenirs, l'interprétation incertaine des faits, la subjectivité des témoignages. Qu'il est difficile de se faire une idée précise de la vérité ! Il n'y a que le jugement moral qui n'hésite pas.

Le 2 mars 1944, c'est une histoire d'enfants, pour ceux qui sont encore vivants aujourd'hui. Leurs parents avaient connu 14-18, n'étaient pas si choqués que ça. Les enfants, eux, ne savent pas ce qu'est le monde, qui se limite à la maison familiale, au jardin, au quartier. A leurs yeux, tout est jeu, même des avions qui tournent dans le ciel (certains ont cru qu'ils lançaient des ballons ou des tracts). Un enfant ne sait pas très bien ce que c'est que la mort : il ne comprend pas que sa grand-mère à la cave soit sauvée, alors que sa mère dans le couloir est tuée. Un enfant n'a pas encore vécu l'injustice de la vie et la cruauté des hommes.

Dans le cimetière Saint-Jean, un monument porte cette inscription : "Aux victimes du bombardement du 2 mars 1944". Nous n'oublierons pas.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Le voile pudique porté sur un tel événement qui touche plus les civils que les militaires est un réflexe naturel , on parle maintenant facilement de 14 / 18 où pourtant les civils de la région ont beaucoup souffert et dans chaque communes la liste des victimes civiles est gravée à la suite de celles des soldats tués au combat , et donc pour 39 / 45 , et on le voit avec cette conférence , on commence à dévoiler et aussi à essayer de comprendre toutes ces souffrances que subirent encore les populations en particulier picardes à HIRSON , Saint - Quentin , TERGNIER , mais aussi à AMIENS , ABBEVILLE et BEAUVAIS ...