mardi 24 janvier 2012

Tintin, identité et morale.

Quelques réflexions sur l'oeuvre d'Hergé, Les aventures de Tintin et Milou, à la suite de ma conférence de samedi dernier à la bibliothèque de Saint-Quentin, où j'ai soumis notre jeune héros et ses amis à une lecture philosophique :

Une constante dans les vingt-deux albums : les thèmes récurrents de la moralité et de l'identité. Tintin c'est le triomphe du bien. Il ne fait rien de mal, ne pense jamais à mal. Franchise, courage et amitié sont ses vertus majeures. La ligne claire inventée par Hergé n'est pas seulement un style graphique, c'est une clarté morale.

Que fait Tintin ? Le bien. Mais qui est Tintin ? Là c'est la ligne floue, et même le virage dangereux. Une identité personnelle se décline en quelques critères. Tintin ne souscrit à aucun, ou alors faiblement. Il n'a pas de famille, pas vraiment de métier (vaguement reporter au début), pas de maison à lui (il loge souvent à Moulinsart), sans âge précis (jeune garçon ou adulte ?), assez peu sexué (un côté androgyne), sans visage typé (rond, simple, lisse, avec pour seule originalité une houppe un peu ridicule), sans forte personnalité (il est gentillet, rien d'autres). Son nom dit tout, en l'occurrence rien : Tin-tin, la répétition stupide d'une syllabe. Personne ne s'appelle comme ça. A la limite, Tintin n'existe pas. Il incarne le bien dans toute sa transparence, c'est-à-dire sans incarnation humaine.

Ses amis sont autant de doubles obscurs de Tintin, sa face cachée, ses désirs inavouables, son refoulé assez violent. Il y a d'abord le grand copain, Haddock, dont la moralité est très discutable, à la différence de Tintin : grossier, alcoolique, violent, parfois méchant. Mais l'identité, chez lui, est très marquée : marin de profession (il le porte sur lui et dans son nom), doté d'une prestigieuse généalogie, habitant un ancestral château, d'un âge mûr et d'une virilité ostentatoire.

Tournesol lui non plus ne laisse aucun doute sur son identité, quoiqu'elle soit contradictoire, éclatée : ce scientifique est un occultiste (il se balade avec un pendule "toujours plus à l'ouest"), facilement irascible jusqu'à verser dans la folie. Sa surdité provoque des quiproquos, des malentendus, des incompréhensions. Ce professeur inventeur est l'homme du lapsus permanent. Son chapeau est rond, son pendule tourne rond, son nom évoque une plante qui tourne avec le Soleil mais lui, Tournesol, ne tourne vraiment pas rond !

Les Dupondt ont une moralité aussi douteuse qu'Haddock et Tournesol : des policiers méchants, des justiciers ridicules. Quant à leur identité, elle est problématique : ces jumeaux ne se distinguent que par la dernière lettre de leur nom et des "Je dirais même plus". Ces deux-là vivent dans le mimétisme et la surenchère. Ce sont des doubles en quête de minuscules différenciations. Lorsqu'ils veulent passer inaperçus dans un pays étranger, se fondre dans la population, ils revêtent des costumes si folkloriques que tout le monde les remarque et en rit.

Bianca Castafiore, la rare identité féminine qui apparaisse dans les récits d'Hergé : mais est-elle femme ... ou homme ? Elle est corpulente, parle fort, fait vibrer les vitres et casser les verres. "Ciel mes bijoux !" s'écrie-t-elle. A quels bijoux de famille pense-t-elle, cette créature castratrice ? "Ah je ris de me voir si belle en ce miroir", hurle-t-elle : de ce côté-là, pas de problème d'identité, c'est le miroir (déformant) qui a le dernier mot.

Séraphin Lampion c'est le plouc hilare, le représentant de commerce intarissable, la trivialité exacerbée, la normalité insupportable, le Français (ou le Belge ?) moyen dans ce qu'il a de plus moyen, aussi ordinaire et populaire qu'un lampion de fête ou de 14 juillet. Tous les personnages de Tintin ont des problèmes d'identité, tous hormis Tintin ont une moralité contestable. Milou n'y échappe pas : il est régulièrement partagé entre bien et mal, petit chien certes mais mi-loup aussi, cabotin, sale et querelleur.

Trois albums de la série cernent parfaitement les deux questions philosophiques, identitaires et morales, à l'oeuvre dans Les aventures de Tintin et Milou. Dans L'île noire et Tintin au Tibet, deux monstres se révèlent finalement être des créatures bienfaisantes. Dans L'oreille cassée, une statuette est contrefaite. Seul un bout d'oreille distingue l'original et la copie. Pour conclure : la moralité n'est pas ce qu'on croit, l'identité est fragile. Relisez Tintin.

Aucun commentaire: