vendredi 20 janvier 2012

Quand la politique endort.

A deux reprises ces derniers jours, Laurent Fabius s'est endormi en public pendant quelques minutes, lors des voeux de Martine Aubry et au conseil politique de François Hollande. Évidemment, cet incident minuscule fait parler et se moquer. Je veux prendre la défense de mon camarade injustement brocardé. Sa faiblesse d'un instant est parfaitement justifiée. On évoque parfois le sommeil du juste ; je parlerais plutôt ici du sommeil du sage. Oui il peut être bon et raisonnable de s'assoupir en politique.

Moi même j'ai quelquefois succombé à cette tentation : je me souviens d'une réunion avec DSK à Paris il y a quelques années où je n'ai pas pu résisté alors que je me trouvais pourtant dans les premiers rangs, très visible (on n'a souvent pas le choix de sa place, on rêve d'un fond de salle dans la pénombre). Oscar Wilde disait qu'on résiste à tout sauf à la tentation. C'est faux : on résiste à tout sauf au sommeil. Lutter contre lui ne fait que renforcer son emprise. A tout prendre, mieux vaut lâcher prise quelques minutes puis remonter à la surface, la conscience enfin éveillée.

Piquer du nez c'est atroce, c'est comme un avion qui s'écrase ou un bateau qui sombre : on n'y peut rien, on se laisse doucement aller, il n'y a qu'un sursaut qui nous sauve, mais provisoirement, car la tête s'alourdit à nouveau, les paupières pourtant si légères pèsent des tonnes. Dans ce genre de situation, il faut se garder du pire, éviter les ronflements qui trahissent un sommeil discret, prévenir le voisin qu'un coup de coude sera le bienvenu si besoin est.

Pourquoi y a-t-il donc en politique un sommeil du sage ? D'abord parce qu'un discours politique est généralement une répétition d'un discours entendu mille fois auparavant. S'endormir ne fait rien perdre de ce qu'on sait déjà, qu'on connaît par coeur, qu'on n'a pas besoin de réentendre. Ensuite la politique contemporaine, à la différence d'autrefois, a gommé tout lyrisme. Les discours sont influencés par le langage télévisuel, lisse, inodore, incolore, sans saveur. Tout ce qui pourrait éveiller les sens est mis sous le boisseau. L'ennui est plus souvent au rendez-vous que la passion.

On croit souvent que la politique est une activité de grands fauves qui s'entredéchirent. J'aimerais tellement, j'en rêve tout éveillé ! La vérité c'est que souvent on s'y emmerde, surtout dans les réunions à huit clos d'où l'on ne peut pas sortir, où il faut se farcir des interventions aussi longues qu'inintéressantes. Georges Brassens affirmait dans l'une de ses chansons que "quatre-vingt-quinze fois sur cent la femme s'emmerde en baisant" : je crois que la statistique de ceux qui s'ennuient à écouter des discours politiques n'est pas si éloignée. Que Laurent Fabius ne se sente donc pas isolé ! Les grands orateurs de jadis n'endormaient pas, c'était impossible. Aujourd'hui les prises de parole sont truffées de chiffres et de termes technocratiques prompts à relâcher l'attention et à faire glisser dans les bras de Morphée.

Ne croyez pas que mon analyse dévalorise les hommes ou les femmes politiques actuels. Ma critique n'est qu'apparente. En réalité, je ne serais pas loin de les en féliciter, tout endormant qu'ils sont souvent. Car quelle est la finalité de la politique ? Exercer le pouvoir en dominant un public de militants, d'électeurs ou de citoyens. On peut exercer cette emprise de multiples façons, par exemple en suscitant l'exaltation d'une salle, en déchaînant les passions. La société contemporaine ne favorise plus trop ce genre de domination. En revanche, le discours soporifique qui anesthésie l'assistance est d'une redoutable efficacité. J'ai souvent remarqué qu'une parole trop vive déclenchait des réactions hostiles alors qu'un ton ouaté filait très bien, laissait passer beaucoup de choses, provoquait l'adhésion sans la forcer. Quand on est dans le coton, on ne trouve rien à redire, on ne peut qu'approuver.

Et puis, le sommeil du politique n'est pas nécessairement à imputer à l'orateur, du moins pas complètement : il résulte de la fatigue. La politique est une activité harassante qui laisse peu de temps au repos. Les occasions de dormir sont rares, tout comme les occasions de rigoler. Quand l'une se présente, il faut la saisir. Être assis en train d'écouter quelqu'un, c'est ne rien faire. Autant rentabiliser ces temps morts, en profiter pour sommeiller un peu. Qu'on n'y voit pas une faiblesse mais une ruse : l'homme politique est comme l'eau qui dort, il faut s'en méfier. A vrai dire, il a du chat, il ne dort que d'un oeil. Qu'on cesse donc d'ironiser sur les assoupissements de Laurent Fabius. Que l'homme politique qui ne s'est pas déjà endormi en public lui jette le premier polochon.

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