dimanche 8 janvier 2012

Le travail en souffrance.

Le café philo d'hier après-midi dans la bibliothèque de Saint-Quentin a attiré autant de monde que d'habitude, mais la nouveauté c'est que des lecteurs, venus simplement pour emprunter des ouvrages, ont eu la curiosité de s'arrêter et d'assister à notre débat. C'est sans doute le sujet qui prédisposait à cet intérêt : Le travail peut-il échapper à la souffrance ? L'idée m'est venue en constatant qu'une expression nouvelle avait fait son apparition dans notre vocabulaire depuis quelques années : le travail en souffrance. Formule étrange : naguère, on parlait de souffrance au travail. Mais là, c'est comme si le travail en tant que tel était devenu une activité douloureuse.

C'est d'autant plus problématique que le travail, par définition, est une activité pénible puisqu'elle réclame des efforts. Se plaindre qu'on en souffre est donc, a priori, incongru. Je souhaitais depuis longtemps une réflexion collective là-dessus, c'est ce qui s'est passé hier. Je n'ai pas été déçu, même si j'ai regretté, par moments, que l'indignation (une valeur montante depuis le livre à succès de Stéphane Hessel !) ou les clichés l'emportent sur la pensée et les idées. Mais j'ai remarqué, c'est là aussi une surprise qui rend perplexe, que le thème du travail était aujourd'hui beaucoup plus délicat, polémique, passionné que d'autres pourtant chargés d'émotions, la mort, la justice ou la religion.

Le travail en souffrance s'illustre par de multiples phénomènes, tous contemporains, qu'on finit par accepter sans trop y réfléchir. Ainsi la notion de stress au travail, qui fait désormais problème, alors qu'on pourrait se demander au contraire si le stress n'est pas un élément constitutif de tout travail dans lequel on s'implique vraiment, jusqu'à devenir un indispensable stimulant, du moins à un degré raisonnable.

Le harcèlement moral c'est autre chose, mais peut-être très ancien : le fait que le travail est rarement indépendant, qu'il soumet l'individu à une hiérarchie, qu'on y reçoit des ordres parfois insistants et désagréables. Je le dirais de façon triviale : travailler c'est se faire engueuler, jusqu'à ce que le travail soit bien fait. Là aussi il y a des limites dans l'exercice de l'autorité. N'assistons-nous pas à un déni du travail, comme il y a un déni de l'autorité dans la société contemporaine ? Ce dont on peut par ailleurs se réjouir ou bien au contraire se désoler.

Le burn out, connaissez-vous ? C'est une notion en vogue, qui désigne l'épuisement au travail, en particulier chez les enseignants. Comme si le travail nous mettait à bout, littéralement hors de nous. La conséquence tragique, qui a frappé dans certaines corporations, c'est le suicide : travailler jusqu'à en mourir ! Mais dans quelle société vivons-nous ? Pourtant les conditions de travail se sont considérablement améliorées si on les compare aux siècles passés : on peut parler, en général, d'un travail confortable et mieux rémunéré qu'autrefois. Il n'empêche qu'un formidable besoin de reconnaissance agite et parfois traumatise le monde du travail.

La notion de pénibilité, dans le débat sur la réforme des retraites, est elle aussi très problématique puisqu'on y retrouve ce sophisme : tout travail n'est-il pas par nature pénible ? Vouloir en mesurer le degré et l'importance n'est-il pas un objectif impossible, contradictoire en soi ? D'autant que la pénibilité est une notion très subjective : j'ai été durant sept ans gardien de nuit, boulot qui me semblait épouvantable avant de devoir m'y plier (la nuit est faite pour dormir, pas pour travailler) ; en réalité, j'ai passé sept années agréables, où je me suis senti libre et heureux, quoique chichement rétribué.

La liberté, venons-y : autrefois le travail était contraint, quasiment héréditaire, les fonctions se transmettaient de père en fils. Aujourd'hui le choix s'est répandu, l'école consacre du temps à l'orientation, une préoccupation inconcevable il n'y a pas si longtemps. La technologie a puissamment soulagé nos efforts au travail, en supprimant les tâches physiquement les plus dures. La figure presque humiliante du manoeuvre, que j'ai connue dans mon enfance, a disparu. La scolarisation massive, l'acquisition de diplômes et de qualifications ont donné au travail un cachet, une valeur dont il était jadis dépourvu, à tel point que les classes dirigeantes, les aristocrates, trouvaient infamant de travailler, réservant cette malédiction biblique au peuple. Dans la critique contemporaine du travail, n'y aurait-il pas un retour, mais démocratisé, du vieux ressentiment aristocratique ?

J'en veux pour preuve le souci de rendre ludique le travail. Nous sommes là encore dans le lapsus, le refoulé : travailler n'est pas jouer ! Le travail est un plaisir quand on en a fini, fier du travail bien fait. Mais le processus du travail ne sera jamais étranger à l'effort. De même, on s'inquiète de l'ennui des élèves à l'école. Mais tant qu'il y aura des enfant qui iront à l'école, ils résisteront, refuseront et l'exprimeront par l'ennui, et pour les plus mauvais élèves par la paresse.

La polémique autour des travailleurs pauvres s'inscrit dans la désaffection à l'égard du travail, dans l'expression même, puisque le travail a longtemps été vécu comme une protection contre la pauvreté (le pauvre extrême est sans emploi, sans rémunération, sans domicile). Ce qui a frappé, choqué l'opinion, c'est l'image pourtant très marginale du salarié couchant dans sa voiture, son tout dernier bien ! Il s'ensuit une incroyable peur du déclassement (autre terme en vogue) qui gagne des catégories pourtant bien intégrées dans la société.

Dans ce grave débat sur le travail en souffrance se glisse une suggestion amusante, presque surréaliste et pourtant fort sérieuse : l'introduction de la sieste, comme dans les écoles maternelles ! Après le jeu, il n'y a pas plus opposé au travail que le repos. Mais là, dormir a pour finalité de mieux travailler ! J'ai fait hier un aveu difficile au café philo : ayant la chance d'avoir un emploi du temps à trous et d'habiter tout près de mon lycée, il m'arrive de rentrer et de dormir une demi-heure ou plus entre deux cours (au passage, c'est le secret qui me permet de faire beaucoup de choses sans faiblir !).

Je repère quatre grandes séries de questions, philosophiques et politiques, pour terminer provisoirement cette réflexion sur le travail :

1- Travailler comment ? faut-il travailler plus, travailler moins ou travailler autrement ?

2- Travailler pour quoi ? Le travail ne manque pas, les besoins sont immenses mais quels objectifs faut-il affecter au travail ? L'industrie, les services ? Le travail implique aussi un choix de société, un modèle économique.

3- Notre société vit depuis trente ans dans le chômage de masse. Ce n'est plus un accident, une transition, une crise passagère mais une réalité structurelle. Comment organiser notre société en prenant acte de cette situation ? Si le travail est en souffrance, c'est d'abord sous l'effet du manque : entre le désir des individus et les besoins de la société, la jointure ne se produit pas.

4- Vous faites quoi ? C'est la question spontanée qu'on pose à des inconnus, pour faire connaissance. Nous réduisons dramatiquement la personne à son travail. Chacun en aura fait l'expérience. Il m'arrive parfois, parmi des gens qui ne savent pas qui je suis, de ne pas décliner mon activité professionnelle, parce que je ne veux pas qu'on réduise mon identité à celle-ci, pourtant, dans mon cas, perçue très positivement. Le travail serait probablement moins en souffrance si nous savions nous en détacher, raisonner en d'autres termes, avec d'autres critères que celui-là.

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