mardi 7 février 2012

Le grand méchant froid.

C'est reparti comme en 40 ! ou plutôt comme ces derniers hivers. Car c'est bien d'une guerre dont il s'agit en France, avec ses victimes et ses morts, ses routes coupées, ses trains bloqués, ses voitures paralysées : la guerre contre le froid ! Heure par heure, la radio décrit l'avancée du front c'est à dire du froid. Les cartes d'état-major ne sont plus plantées de petits drapeaux mais de températures. L'ennemi ne progresse plus en kilomètres mais en millimètres de neige. "La France a peur" disait Roger Gicquel dans les années 70. Aujourd'hui la France a froid !

Le langage lui-même s'en ressent, les mots eux aussi sont pris par le froid. Impossible de rencontrer quelqu'un, surtout ceux qui n'ont rien à dire et qui sont nombreux, sans qu'il vous parle du froid pour s'en étonner et s'en plaindre. Il va falloir changer l'expression "parler de la pluie et du beau temps" visiblement passée de mode. Le vocabulaire d'usage est à la mesure de notre peur : "vague de froid" (un peu comme un tsunami sans eau), "épisode neigeux" (on se croirait dans une série télévisée), "vigilance", "alerte". Pour qualifier l'ennemi, vous avez le choix : ce grand froid est "glacial", "polaire" ou "sibérien".

Cette année, j'ai remarqué que "sibérien" avait la cote, peut-être à cause du succès du livre de Sylvain Tesson, la récente année de la Russie ou une réminiscence de Michel Strogoff. Quoi qu'il en soit, nos températures françaises actuelles n'ont rien à voir avec celles de la lointaine et terrible Sibérie. Mais qu'importe : est vrai ce qu'on désire être vrai et non pas ce qui est vrai, comme le pensait en substance le philosophe Baruch Spinoza.

Hier soir c'était carrément l'angoisse, nommée "pic d'électricité", avec cette hantise d'une France sans énergie, plongée dans l'obscurité, retournant à la chandelle et à la grosse laine. Rien ne s'est évidemment passé, pas de "pic", nous avons tous continué à consommer comme d'habitude mais la France s'est offerte une jolie peur, une peur bleue c'est le cas de le dire, qui a fait ressortir toutes nos phobies et qui prouve à quel point nous sommes attachés à la société de consommation (les écolos ont encore du boulot !).

Une nouvelle distinction conceptuelle est apparue chez les météorologues, qui sont aujourd'hui aussi importants et écoutés que les théologiens au Moyen Âge : la température réelle et la température ressentie. C'est assez simple : il fait froid mais vous avez l'impression qu'il fait encore plus froid. Vous êtes dans les Yvelines mais vous avez le sentiment d'être en Alaska. On retrouve la pensée de Spinoza : ce n'est pas la réalité qui compte mais la perception que vous en avez. Voilà pourquoi votre fille est muette et la France se les gèle ! L'individualisme s'est introduit dans les variations saisonnières.

La traduction vestimentaire de ce phénomène psychologique, c'est la mode ridicule de la chapka, apparue il y a deux ou trois ans, depuis que la France a décidé, à la risée des pays nordiques, de faire du froid son ennemi. Ce chapeau avec ses oreilles poilues nous donne des gueules d'épagneul, nous fait ressembler aux Dupondt d'Hergé déguisés en Russes ou en Scandinaves.

Cette singulière réaction des Français à l'égard d'un hiver tout à fait normal révèle trois contradictions que notre société a du mal à assumer :

1- Notre système économique et social a beau être moderne, il n'a pas supprimé des scandales aussi anciens que l'humanité : la vieillesse, la maladie, la pauvreté existent toujours, le froid qui est sans pitié nous le rappelle alors que nous préférerions ne pas les voir.

2- Nous pensions avoir à peu près maîtrisés la nature : les animaux ont cessé d'être des dangers, le feu, l'eau et le vent ne menacent plus guère, peuvent être arrêtés, dominés. Mais contre le froid l'homme moderne est impuissant, inefficace. C'est le dernier élément qui ne se plie pas à la volonté humaine. Et ça nous ne l'acceptons pas.

3- Notre société ne repose pas comme on le croit sur la liberté, encore moins sur l'égalité mais sur le confort qui est notre enfant chéri. "Froid moi ? Jamais !" c'est la fière publicité d'une marque de sous-vêtement, c'est le désir de toute la société moderne. Autrefois, il n'y a pas si longtemps, les gens avaient souvent froid, personne ne songeait à s'en lamenter, c'était dans l'ordre des choses, la fin de l'hiver était une réjouissance. Aujourd'hui, dans mes activités associatives, je sais d'expérience qu'on est prêt à me pardonne beaucoup de choses mais pas un léger courant d'air, un petit air frais, une température de salle qui ne serait pas ambiante.

On va où comme ça ? Vers une France morte de ridicule à défaut de honte et à force de trembler de froid autant que de peur.

Aucun commentaire: