jeudi 10 novembre 2011

Une tragédie ordinaire.

Je connaissais à peine Vincent Gressier, un collègue de travail parmi d'autres dans un gros établissement qui est à la fois collège et lycée : bonjour, bonsoir, un sourire, un geste de la main, quelques mots parfois en salle des profs, pas plus. Et puis j'apprends aujourd'hui que cet homme ordinaire, discret et gentil, a basculé dans la tragédie : il a mis fin à ses jours, de la façon la plus atroce, l'immolation.

Personne, c'est normal, ne comprend. Faut-il d'ailleurs chercher ? Mais on ne peut pas s'empêcher : la nature humaine a besoin d'explication. Peut-être aussi parce qu'on se sent un peu responsable, parce qu'on se dit qu'on aurait pu être plus attentif. Mais comment serait-ce possible ? Chacun est pris par sa propre vie, confronté à ses problèmes dont nous n'arrivons pas toujours à nous défaire ...

Il y a un mystère de la personne, de sa souffrance, qu'il est vain de vouloir percer. Cependant, je ne peux pas m'empêcher de constater que les suicides d'enseignants ont augmenté ces dernières années, que cette mort par le feu a eu des précédents. D'autres corps de métier, que rien ne prédispose à de telles tragédies, sont frappés par des suicides. Que se passe-t-il donc dans notre société pour que des individus ordinaires soient ainsi poussés à commettre l'acte fatal ?

Notre monde va mal, très mal, sans qu'on sache très bien pourquoi. Il y a une sorte de malaise dans la civilisation, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Freud. La politique ne parvient pas à le traduire, la psychologie ne suffit pas à le régler. Mais quoi ? C'est un mal invisible, indicible, rampant, qui touche à mon avis les conséquences des valeurs contemporaines que sont l'individualisme, l'esprit d'initiative et la bonne santé.

Que nous demande aujourd'hui notre société ? D'assumer notre liberté, d'exercer notre autonomie, de prendre nos responsabilités, à tout niveau de l'existence humaine, dans le couple, au travail et dans la vie sociale. Elle nous impose le devoir d'être heureux, en bonne santé, et par dessus tout performant dans nos activités, argent, amour, sexualité. Nous sommes sommés de réussir dans ce que nous entreprenons, d'être sinon les premiers du moins les meilleurs.

Cet idéal est impossible à réaliser, sauf chez quelques individualités qui adhèrent à cette morale et que la société érige en modèles inaccessibles. Par exemple, on célèbre la valeur travail alors que celui-ci se fait plus rare et précaire. Autre exemple : la valeur autonomie est enseignée partout alors que la technologie et nos modes de consommation nous rendent de moins en moins indépendants. Je pourrais continuer la liste ...

Notre société se targue d'être moderne, éclairée, libérée. En réalité, elle génère du mal être, de la souffrance, de la désespérance qui peuvent conduire jusqu'à la mort silencieuse, comme si la dernière et l'unique façon de se révolter était celle-là. La vie sociale est pleine de névroses, de pathologies, de refoulements qui s'expriment parfois dans la violence, y compris contre soi-même. Plus rien n'est à disposition pour sublimer notre malaise, proposer des réponses. Sous le règne de l'individualisme, l'individu est ramené à lui-même. Quand le miroir ne reflète plus rien ou seulement l'image négative de soi, la mort n'est hélas pas très loin.

Autrefois, ce n'était sans doute guère mieux, mais le tragique de l'existence était reconnu ; la collectivité, l'idéologie, la religion essayaient de lui apporter des solutions. Aujourd'hui, au nom de l'optimisme dominant, il y a une négation du tragique, un déni de la réalité. Les souffrances désormais sont solitaires bien que les psychologues n'ont jamais autant prospéré. C'est que vraiment quelque chose ne va pas dans notre société, pour que nous soyons confrontés régulièrement, à travers l'actualité, à tant de tragédies ordinaires.

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