dimanche 6 novembre 2011

L'art de la table.




Et si on faisait une table ? Non, non, je n'ai pas eu ce week-end une envie de menuiserie. Je veux parler de la table qu'on organise entre amis lors d'une soirée. Généralement, je n'aime pas trop : la table réservée, ça fait cercle par définition fermée, petit clan. Rester entre soi c'est bourgeois, même quand on ne l'est pas ou pas beaucoup. Je préfère le mélange, les rencontres, la découverte. C'est mieux, ça donne une meilleure image de soi, aller à la première table venue, s'installer sans façon, discuter sans prévention ; je pense même que l'essence de la politique c'est ça.

Alors pourquoi, pour la traditionnelle soirée africaine de l'ASTI (association de solidarité avec les travailleurs immigrés), je me suis dit : et si on faisait une table ? puisque ça me ressemble si peu, puisque les autres années je ne le fais pas ? Je ne sais pas : une envie, ça ne s'explique pas.

Et puis, la création de la table, c'est la naissance de la civilisation : tant que les hommes ont eu le cul par terre autour d'un feu, c'était la tribu, la sauvagerie, l'époque primitive. A partir du moment où une table a été installée, avec tous les ustensiles qui l'accompagnent, la dignité l'a emporté, et avec elle le raffinement, la politesse, la culture. Enfin, comment ne pas se souvenir que l'art de la table est spécifiquement français ?

La soirée, hier, n'a pas très bien commencé : en entrant dans le quartier du Vermandois où elle se déroulait, j'ai été accueilli par Nicolas Sarkozy, en affiches, plein le panneau du début de la rue Jean Zay. A part ça, j'ai passé un très bon moment. Je n'étais pas le seul à avoir ma table. En tout et pour tout, j'ai repéré six tables parmi les 150 participants :

- la table des organisateurs, avec Claudette Lemire, Jocelyne et Joseph Nardi, Marcel Ouillon, Maurice Gomis, Henri Bailleul, tous responsables de l'ASTI saint-quentinoise.

- la table des sportifs, autour de Roger Dehame, cyclotouriste bien connu dans le Saint-Quentinois.

- la table de l'association Autrement dire, autour de Viviane Caron.

- la table du centre social du Vermandois, venus en voisin, avec Françoise et Christian Vilport, Antonio Tejado, Patricia Puchacz.

- la table des politiques, d'Anne Ferreira.

- last but not least, la table des présidents d'associations, Marie-Lise Semblat (Aster international) et son célèbre conteur picard de mari, Joselyne Drécourt (Isis), Jacqueline Hargous ( les Amis de l'école publique), Anna Osman (ex Objectif cinéma) et myself (Rencontre citoy'Aisne).

Tout ça faisait une intéressante géographie, doublée d'une petite sociologie restées sans doute inaperçues aux yeux de la plupart des convives. Dans l'idéal, nous pourrions rêver d'une immense table ronde où tout le monde se retrouverait et se mélangerait. Mais les êtres humains ne fonctionnent hélas pas comme ça.

Faire sa table ne suffit pas, il faut aussi l'organiser, savoir qui va présider (c'est un grand mot, mais il y a un peu de ça). Une table n'est pas spontanément démocratique et égalitaire. Il y a un chef de table comme dans les grands restaurants un chef de rang. Le chef est bien sûr celui qui est à l'initiative de la table, qui parfois invite, régale, paie les bouteilles (en sus) et lance les toasts.

Surtout, on le reconnaît à la place qu'il occupe autour de la table. Mais là, il y a deux écoles : les partisans du bout de table, qui permet au chef d'être immédiatement vu, identifié (l'inconvénient, c'est qu'il aura du mal, tout au bout, à discuter avec ceux de l'autre bout ; or, le chef est aussi l'animateur de la table); les partisans du milieu de table, qui permet d'être au centre, ce qui est quand même indispensable pour un chef (l'inconvénient, c'est le risque d'être fondu dans le groupe).

Pour remédier au défaut clanique que recèle toute réservation de table, il y a une solution, qui elle aussi relève de l'art : se lever, quitter un instant sa propre table pour faire le tour des autres tables, la tournée des popotes en quelque sorte. Pas facile, c'est un métier, à quoi les politique sont exercés. La technique de base est de repérer les gens qu'on connaît et, partant d'eux, de saluer toute la table. Malheur à celui qui ne distingue aucun visage familier, ou très peu : ses yeux vont tourner comme des toupies, désemparé, ridicule, vaincu. Il ne faut surtout pas forcer, chercher, implorer un regard ami : mieux vaut se replier, retourner à sa place, en échec, discrètement humilié mais pas déshonoré. L'art du tour de table doit se faire en souplesse, avec naturel, dans un savant négligé. Sinon, laissez tomber.

Il y en a trois, hier soir, qui n'ont pas eu à se forcer, tellement ils semblaient dans leur milieu : Jimmy Fakourou, qui glisse sa haute stature de table en table, qu'on voit tout de suite et qui vous voit immédiatement ; Josette Mendy, qui sourit à tous sans discrimination ; Jacqueline Debadier, qui n'est plus conseillère municipale mais se comporte comme telle, puisque c'est le privilège et le devoir des élus que de s'adonner à cet étrange ballet. C'est que Jacqueline se sent à l'aise, chez elle parmi ce public pourtant plutôt porté à gauche.

Mais ce n'est pas tout : l'art de la table vire à la corvée au fil de la soirée, quand les sujets de conversation s'épuisent et que l'alcool échauffe. C'est pourquoi l'ASTI a prévu pour nous distraire le tirage d'une tombola. J'ai acheté cinq enveloppes à un euro, voilà mes lots remportés : une grande boîte de raviolis, deux paquets de gâteaux Vandamme, une boîte de céréales et un paquet de café. C'est merveilleux, on vient pour un repas, on repart avec un autre repas.

Il y avait tout de même un bug dans la soirée : l'absence du groupe africain qui devait nous faire danser. Dommage, j'avais prévu un corps à corps endiablé avec ma camarade Anne. Je dis endiablé puisque avant le repas de l'ASTI j'étais à Guise pour animer un café philo sur le mal, en compagnie de Paul Braem, le prêtre exorciste officiel du diocèse, qui m'a assuré que je n'avais rien à craindre en matière d'envoûtement ...

Cet après-midi, je suis retourné dans la salle de quartier du Vermandois pour saluer et remercier les organisateurs. Drôle d'ambiance quand il n'y a plus d'ambiance : les tables sont seules, perdues au milieu du vide, jonchées d'assiettes sales et de cadavres de bouteille. La civilisation est partie, l'art de la table est mort, les chefs de table sont inutiles, il ne reste que la forte odeur du repas africain et le souvenir de la soirée. L'an prochain, je serai de nouveau là. Amis lecteurs, vous viendrez à ma table ?

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