samedi 10 décembre 2011

Un monde sans passion.

A quand remonte ma première rencontre avec des francs-maçons ? Au milieu des années 80, à Paris, quand j'allais au siège du Grand Orient, rue Cadet, assister à des conférences. A l'époque, le Grand Maître était Roger Leray, qui me faisait forte impression. Depuis, les maçons ont accompagné ma vie mais je n'ai jamais franchi le pas. Toujours intéressant, pas complètement convaincant, voilà ma position à l'égard de la maçonnerie.

C'est encore le sentiment que j'ai éprouvé hier soir, au théâtre Jean-Vilar, qui recevait Alain Noël Dubart, Grand Maître de la Grande Loge de France. La salle était pleine, beaucoup d'élus, de chefs d'entreprise, de commerçants, de responsables de quelque chose, une réunion publique et ouverte mais un public tout de même socialement choisi. "Frères et soeurs", voilà comment le Grand Maître a commencé, en se justifiant par la science et la mythologie. Je veux bien mais ça me fait tout drôle : je ne me sens pas particulièrement le "frère" des gens qui étaient là. "Citoyen" comme eux ok, mais "frère" ça va trop loin ...

Alain Noël Dubart a fait une conférence de haute volée, truffée de références philosophiques et historiques. J'ai beaucoup aimé. Mais surtout il y a sa voix, ce ton si spécifiquement maçonnique, très doux, calme, maître de soi, pas un mot plus haut que l'autre, sans aucun effet oratoire, sans volonté de séduction rhétorique. On se laisse bercer, on pourrait presque s'assoupir si le contenu n'était pas si riche, si la réflexion ne tenait pas en éveil par sa pertinence.

Il y a quelque chose de bourgeois, de libéral au bon sens de ces deux termes, dans l'intervention du Grand Maître. Au moment des questions, il ne s'emporte pas, ne pratique pas l'ironie, reste dans la clarté et la cohérence de ses convictions, renvoyant ses contradicteurs à leur responsabilité et à leur libre opinion. C'est Voltaire sur scène, mais assagi, lissé, tranquille. Dans ses paroles règne une forme de bon ton : on se croirait dans un salon littéraire et savant au temps des Lumières, élargi au public nombreux du théâtre Jean-Vilar, lui même étrangement calme, attentif, à tel point que les questions de la salle un peu vives en paraissaient déplacées, soulevant un murmure de désapprobation de l'assistance. Le monde des maçons est un monde rationnel, de respect mutuel, d'écoute réciproque, de vérité relative et jamais absolue. Un monde sans violence et sans passion. Dans l'idéal, le meilleur des mondes sûrement.

J'apprécie, j'admire même mais ce n'est pas mon style. Je crois en la passion, je pense que la vérité s'obtient au forceps, par la violence des mots, les ruses du langage, la dérision qui fait éclater les préjugés, la mauvaise foi volontaire qui débusque l'hypocrisie naturelle. Les maçons estiment qu'on ne peut bien réfléchir que dans la paix des loges, des symboles et des rites. Au contraire la pensée est pour moi une machine de guerre, un combat permanent contre la bêtise et l'ignorance.

Les concepts sont des armes. La vérité est absolue ou n'est pas. La tolérance ? Un mot qui ne veut rien dire : il y a plein de choses que je ne tolère pas, que j'exclus de ma vie. Quant à l'amélioration de soi, ça ne tient pas une seconde : pour le meilleur ou pour le pire, les gens restent les mêmes tout au long de leur existence, avec seulement des modifications à la marge. C'est la grande leçon que m'a enseignée la vie. Le reste est discours et illusion.

Et puis il y a la réalité, la dure réalité : que la loge soit un lieu où les consciences se développent, atteignent même par l'initiation un état supérieur, je n'en doute pas, et c'est la grandeur de la maçonnerie que d'aider à y parvenir. Mais quand les frères et soeurs reprennent leurs métaux et réinvestissent la vie profane, je ne vois guère la différence avec les non maçons. En politique c'est flagrant. Les passions reprennent le dessus. De mon point de vue je m'en réjouis. Mais c'est la preuve que la lumière se tamise quand elle sort de la loge pour se mêler aux ténèbres du monde. Et comment en serait-il autrement ?

Hier soir, Alain Noël Dubart m'a une fois de plus épaté, comme Alain Bauer, de l'autre obédience, en son temps, comme Roger Leray autrefois. Épaté mais pas emballé. Il y a ce fameux "J'ai dit" qui sonne bizarrement à mes oreilles de profane, qui ponctue ses interventions comme l'amen du prêtre ou le point barre du jeune actuel, qu'il m'arrive d'entendre autour de moi sur le mode du lapsus révélateur. Sur les planches du théâtre, les fils de la lumière étaient gênés par celle, trop puissante, des projecteurs. Leurs calomniateurs qui les présentent comme des hommes de l'ombre auront toujours tort : rien de caché, rien d'obscur chez les maçons, seulement une saine et pudique discrétion. J'ai dit, moi aussi !

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