samedi 17 décembre 2011

Le fond de l'assiette.

Hervé Halle a ouvert aujourd'hui les portes de son Roule Galette, place de l'hôtel de ville. Le Burger Speed s'apprête à faire de même place du marché. La rumeur annonce Mac Do quai Gayant. Le Courrier Picard se demandait cette semaine s'il n'y avait pas trop de restau dans le centre de Saint-Quentin. Ce qui est certain c'est que la bouffe a pris dans notre société une importance qu'elle n'avait pas il y a quarante ou cinquante ans. Si les hommes ont toujours eu besoin de se nourrir, ils n'ont pas toujours mangé de la même façon. Nous devrions plus souvent regarder dans le fond de notre assiette : c'est un bon miroir de la civilisation.

Quand j'étais ado, dans les années 70, s'intéresser à la cuisine n'était pas très bien porté, à la limite réac : les fourneaux étaient considérés comme le bagne de la femme (à juste titre), parler bouffe faisait plouc, la gastronomie était un plaisir bourgeois, la faim dans le monde était la préoccupation (qui interdisait de réfléchir au bien manger), les nourritures intellectuelles étaient les seules vraiment valorisantes, faire la cuisine était une distraction de vieux, "La grande bouffe" de Marco Ferreri donnait le ton. A l'époque, la conserve et le surgelé symbolisaient l'émancipation de l'humanité. Qu'est-ce que j'ai pu en bouffer (surtout des boîtes de raviolis et du poisson à coins carrés) !

Voyez aujourd'hui : les émissions culinaires sont nombreuses à la télévision et font un carton, les magazines suivent la tendance, les maisons d'édition aussi. La bouffe n'est plus une affaire de beauf. Tout le monde s'y met, en parle ! Mais nos assiettes ont changé de décor en moins d'un demi-siècle. La table d'autrefois c'est terminé. Un véritable maniérisme culinaire se développe : bio, light, petites portions, grande diversité, buffet à volonté, plats exotiques, barbecue d'appartement, verrine, raclette, fondue, café gourmand, pierrade, tout ça n'existait pas ou n'était pas répandu quand j'étais gamin.

Même la forme de nos assiettes a changé ! Avant, elle était ronde comme l'auréole des saints chrétiens. Maintenant, les assiettes au restau ont une drôle de gueule, déformée, un peu comme les pendules de Dali. Les verres aussi font désormais des manières. Ce n'est pas beau mais ça fait style : c'est le comble du maniérisme.

Ce qui explique cette tendance lourde, c'est d'abord l'individualisme : fini les convives qui attendent autour de la table que la maîtresse de maison, prise dans ses aller et retour entre la cuisine et le salon, apporte les plats dans lesquels tous se servent. Depuis pas mal d'années, le must est de déposer les ingrédients au milieu de la table, chacun s'occupant de sa popote et de la cuisson. C'est libre, convivial et ludique, une sorte de dînette pour adultes, où l'on mange autant qu'on s'amuse à manger, comme les grands enfants que nous sommes de plus en plus.

Ce qui explique aussi cette évolution (qui ressemble à une révolution si l'on compare avec le sage et solennel repas de jadis) c'est l'irruption de la technologie sur la nappe, entre les couverts : les appareils sont nos invités, ils font la cuisine autant et aussi bien que la cuisinière, ils ne sont plus enfermés dans la cuisine. La fourchette et le couteau ont de sérieux concurrents électriques.

Mais ce nouveau rapport à l'assiette et à la nourriture est à la fois une réalité, une pratique et un discours, une forme d'idéologie culinaire. En marxiste que je suis un peu, je sais qu'il y a souvent un hiatus entre l'idéologie et le réel, entre ce qu'on dit et ce qu'on fait (hiatus ou lapsus chez Freud : le langage cache quelque chose qui se dévoile tout de même dans la parole et les actes). Je vois trois contradictions qui remettent en question le souci culinaire contemporain :

1- La cuisine exige d'y consacrer du temps, beaucoup de temps. Or nous en avons de moins en moins, sollicités que nous sommes par tous les attraits de la société contemporaine. La cuisine implique aussi effort et sacrifice. Ce n'est pas vraiment dans l'air du temps.

2- La sortie au restaurant est devenue fréquente, parfois banale alors qu'elle était autrefois réservée aux grandes occasions. On confie plus souvent la cuisine à d'autres qu'on ne la fait soi-même. La démocratisation de la restauration a aidé à ce mouvement.

3- Autrefois, dans une société largement rurale, devenue aujourd'hui largement urbaine, la cuisine était liée au jardin et à l'élevage, dans un petit circuit d'économie domestique : on cultivait fruits et légumes, on élevait poulets et lapins et tout ça terminait dans les fourneaux et sur la table. Plus question maintenant du travail ingrat de la terre. Les secrets et le savoir faire culinaires ont disparu. La cuisine de grand-mère n'existe plus (d'ailleurs les grands-mères ne ressemblent plus à des grands-mères depuis quelque temps déjà).

Bref, derrière la mode culinaire actuelle, je sens une hypocrisie de plus dans notre société, ou une frime sociale si vous préférez. Mais il n'y a pas de société sans hypocrisie ni frime ... Le fond de l'assiette est un miroir déformant auquelle nous demandons qu'il nous dise, comme celui du conte, que nous sommes les meilleurs et les plus beaux.

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