vendredi 23 décembre 2011

Autour d'un mot.

A propos de la grève des agents de sûreté dans les aéroports, le président de la République, dans une courte déclaration hier, a utilisé par trois fois l'expression "prise d'otages". Depuis le début de ce conflit social, il n'y a pas eu un seul ministre intervenant sur ce sujet qui n'emploie cette formule, généralement à répétition. Quand on est à ce niveau de représentation, on ne parle qu'à bon escient, en soupesant prudemment ce qu'on dit. A l'évidence, le gouvernement s'était donné le mot, celui-là : "prise d'otages".

La reprise systématique d'un terme est une très ancienne opération magique : conjurer la réalité par le langage en répétant à satiété la même formule. A force de ressasser que les grévistes sont des "preneurs d'otages", ils le deviennent, le point de vue se transforme en indiscutable vérité, en réaction de bon sens. Le mot est un réflexe, une évidence qui évite toute question, toute réflexion. C'est pratique, efficace mais c'est faux.

En effet, la prise d'otages renvoie à un acte délictueux, assassin, barbare, une méthode de gangsters ou de terroristes, pas de grévistes. Le droit de grève est constitutionnel, ce n'est pas un geste de haute délinquance. Vous me direz peut-être que la prise d'otages est une métaphore pour qualifier le blocage des usagers. Oui je sais, mais je conteste la pertinence de cette métaphore, pour les raisons que je viens de donner. L'expression est en vérité une insulte, une injure, une diffamation, pas une image juste.

Ou alors n'importe quelle grève est une prise d'otages : quand les cheminots font grève, ils prennent en otage les voyageurs ; quand les enseignants font grève, ils prennent en otage les élèves ; quand les ouvriers font grève, ils prennent en otage la production, etc ... Non, ça ne tient pas : la grève est un droit qui doit être intégralement respecté, d'abord par les plus hautes autorités de l'Etat, qui sont les garants du droit, ce qu'en l'occurrence elles ne font pas.

Vous m'objecterez peut-être que la grève des agents de sûreté des aéroports va trop loin, est trop dure, que la date est mal choisie, que les conséquences sont désastreuses. Je n'en disconviens pas, je reconnais que ça se discute, j'admets surtout qu'on peut fort bien contester le bien fondé de ce mouvement social (même si personnellement je le soutiens, étant donné les salaires et les conditions de travail de ces personnels, qui n'ont vraiment rien de mirobolant). Mais le droit reste le droit : quel que soit le motif ou le contenu, sa forme juridique est valable et son recours, permis par la loi, ne supporte pas qu'on le qualifie de prise d'otages. De même, le droit à l'avortement ne préjuge pas des raisons d'avorter. Un chef d'Etat ou un ministre, dont les convictions l'opposent à l'avortement, ne va pas traiter celui-ci d'assassinat, même s'il le pense en son for intérieur, puisque la loi autorise l'interruption volontaire de grossesse et pas le meurtre.

Mais voilà : la politique n'est pas exclusivement une affaire de droit mais de ruse, de rapports de forces, d'électoralisme. N'importe quel citoyen est furieux quand on l'empêche de librement circuler. Surfer sur ce mécontentement est donc payant, évoquer la prise d'otages est irresponsable mais permet de se faire comprendre, de parler comme beaucoup de gens, d'aller dans le sens du courant, de flatter l'opinion. Sauf qu'un homme d'Etat ne devrait pas se rabaisser à ça.

Rien ne l'empêche évidemment d'exprimer son désaccord avec les grévistes, d'en appeler à l'intérêt général, de mettre tout en oeuvre pour que la circulation des avions soit rétablie : c'est un choix politique, qui n'est pas le mien mais que je respecte, dont je reconnais la valeur. En revanche, ce que je n'admets pas et n'admettrai jamais, c'est cette facilité, cette démagogie et ce danger qui reviennent à assimiler des grévistes à des preneurs d'otages.

La droite n'est pas moins républicaine que la gauche mais elle a, dans les profondeurs de l'opinion qui la constitue, dans la mentalité qui est la sienne, une répulsion instinctive à l'idée de faire grève, un mot qui ne peut être pour elle qu'un gros mot, qu'il faut stigmatiser par un autre encore plus gros, prise d'otages. Dans l'imaginaire du peuple de droite, la grève est associée à un désordre, une perturbation de la production économique (ce qui est exact), que rien ne saurait vraiment justifier, sauf sans doute cas rares et exceptionnels. La droite éternelle s'identifie au parti de l'ordre, du travail, de l'autorité, que toute contestation heurte, interroge, scandalise. C'est pourquoi le droit de grève, même inscrit dans la Constitution, demeure pour elle une forme d'outrage, quelque chose d'inacceptable, autant que peut l'être une prise d'otages.

Certes, en tant que réformiste, social-démocrate, je ne suis pas un fanatique de la grève et je désapprouve le slogan stupide de "grève générale". Je préfère, et de loin, la négociation et son pendant, le compromis. La grève est toujours le signe d'un échec dont les protagonistes sortent souvent perdants. Mais je le répète : la grève est un droit, et pas n'importe lequel, un droit rattaché à l'existence même de la République, au même titre que le droit d'expression, dont il est d'ailleurs la déclinaison dans l'ordre social. Si je n'étais pas laïque, je parlerai d'une règle sacrée. Voilà pourquoi le rapprocher de la prise d'otages, même ponctuellement, m'est insupportable. Quand le simple citoyen s'y livre, on ne peut pas fondamentalement lui reprocher ce laisser aller langagier. Mais quand c'est le premier des Français et des membres de son équipe gouvernementale, chez moi ça ne passe pas.

Aucun commentaire: