jeudi 24 janvier 2013

L'Etat, c'était lui



C'est qui, ce monsieur ? me demandait une amie lors de l'inauguration du village des métiers à Saint-Quentin, en septembre dernier. Ce monsieur, c'était Jacques Destouches, sous-préfet. Grandeur et servitude des représentants de l'Etat ! A la façon des hommes politiques et des élus, ils sont présents un peu partout, on voit leur photo dans le journal, mais la population ne les connaît pas forcément. Un élu a le devoir de dialoguer avec ses administrés, un homme politique est constamment en campagne : les uns et les autres discutent facilement, vous tapent sur l'épaule, rigolent volontiers, quand ça ne va pas jusqu'à offrir une tournée. Pas possible pour un sous-préfet : il est là et bien là, parmi l'assistance, au rang des personnalités, mais comme une statue du commandeur, à l'image de l'Etat, un peu distant, sans familiarité ni excès, maître de lui et de ses émotions, tout en dignité. Un sous-préfet n'a pas besoin de se faire aimer ou de se faire élire, mais seulement d'être respecté. Ainsi était Jacques Destouches, ainsi sera probablement son successeur.

L'Etat, c'est moi, proclamait Louis XIV en un temps qui n'était pas encore celui de la République. L'Etat à Saint-Quentin et environs, c'était lui, Jacques Destouches. L'Etat, un citoyen ne sait pas trop bien ce que c'est, des pouvoirs, des lois, des décisions prises dans de lointains bureaux. Bref, un "monstre froid". Avec Jacques Destouches, l'Etat prenait de la chair et de la chaleur, devenait humain. Un sous-préfet est à l'Etat ce que le Fils, dans la religion chrétienne, est au Père : une incarnation, la descente du ciel sur la terre. Jacques Destouches, par son naturel souriant, ses yeux pétillants, sa sympathie contrôlée, aidait à cette représentation d'une figure terriblement abstraite, quelque peu menaçante, l'Etat. A chaque fois que je le rencontrais, j'avais l'impression que la République en personne me serrait la main. Comme le Christ en Galilée, Jacques Destouches à Saint-Quentin était l'Unique, puisqu'il n'y a pas deux représentants de l'Etat en ville (alors que les représentants du peuple sont nombreux, encore plus nombreux ceux qui aspirent à le devenir). A la fin d'une cérémonie, la tradition laisse à l'Etat le dernier mot, ce qui veut tout dire.

A quoi reconnaît-on un sous préfet ? Au civil, c'est un homme normal, comme vous et moi. En activité, c'est un homme à la mise soignée, au costume bien coupé. De la tenue, mais dans la sobriété. Jacques Destouches ne dérogeait pas à cette règle non écrite. Mais ce n'est pas tant au tissu qu'on reconnaît le sous-préfet qu'à ce qu'il dit, c'est vraiment là qu'on le distingue des autres hommes. Un sous-préfet parle bien, c'est un plaisir à l'écouter : il ne lit pas, il improvise et maîtrise en même temps, son discours est organisé, les mots sont toujours justes, il y a du fond. Je m'ennuie à bien des prises de parole, vides, filandreuses, chaotiques, déférentes ; je prête attention, je suis intéressé quand c'est au tour de Jacques Destouches. On sent tout de suite que cet homme a fait les grandes écoles.

Mais le sous-préfet atteint son sommet, brille de tout son éclat, est transfiguré comme Jésus au mont Thabor lorsqu'il préside les cérémonies patriotiques, en casquette dorée et gants blancs. Quand il est question d'ordures ménagères ou de circulation automobile, aussi importants soient ces sujets, l'Etat n'est pas dans la grandeur à laquelle il aspire ; mais lorsqu'il est question d'Histoire, de guerre et de paix, de souffrance et d'héroïsme, l'Etat et son représentant retrouvent leur dimension, qui est immense, glorieuse et parfois tragique. Comme il a dû s'embêter, Jacques Destouches, dans certaines réunions aux préoccupations misérables, mesquines, bêtement humaines ; comme il a dû se sentir élevé, devenir vraiment sous-préfet à la rencontre des grands évènements de la France qu'il a, par son verbe, ressuscités.

Un sous-préfet, c'est aussi une sous-préfecture, qui en a vu passer, qui en verra encore passer, des manifs, des banderoles, des cris de colère, des délégations, des prises de parole au mégaphone. Ce que je retiens de la sous-préfecture de Saint-Quentin, ce sont ses grilles, hautes, protectrices, infranchissables : l'Etat, c'était Jacques Destouches, la sous-préfecture, ce sera toujours ces grilles, contre lesquelles la foule vient se heurter, qui ne sont pas en République un symbole de fermeture, car elles sont là aussi pour s'ouvrir, pour laisser entrer et s'exprimer les revendications. Il n'empêche qu'elles tracent un enclos sacré, celui de l'Etat.

Jacques Destouches est resté six ans parmi nous. Six ans seulement ? J'imaginais beaucoup plus, tellement il était devenu un personnage familier de notre vie publique locale, comme s'il avait toujours été là, comme s'il avait l'éternité pour lui. Mais seul l'Etat, qu'il sert, est immortel. Jacques Destouches ne part pas trop loin, à Douai. Il emportera avec lui son éloquence, sa courtoisie et sa casquette. Nous le reverrons peut-être. Son successeur s'appelle Jean-Jacques Boyer, il a commencé sa vie professionnelle dans le Berry, enseignant l'histoire-géographie à Vierzon. C'est bon signe, historien et berrichon. L'Etat, désormais à Saint-Quentin, ce sera lui

2 commentaires:

Anonyme a dit…

je ne vous comprend pas bien, vous semblez etre admiratif de l'image du sous prefet qui en fonction n a pas un comportement naturel et pavoise avec les attributs de son uniforme et il y a quelques mois vous justigiez le costume et la cravate que l'on se doit de revetir dans des ceremonies offcielles.
alors etes vous attaché ou pas aux signes exterieurs de pouvoir et de respectabilité ?

Emmanuel Mousset a dit…

Il n'y a pas contradiction. Quand on exerce un pouvoir, il est normal de le signifier par l'attitude vestimentaire. Face à mes élèves, je ne viens pas en habits de ville. Même chose pour le sous-préfet, à un niveau beaucoup plus éminent.

En revanche, le costume et la cravate qu'on affiche par pur conformisme, ça m'irrite beaucoup, c'est inutile, pédant, vaniteux. Exemple les n°2, que je n'aime pas beaucoup (voir billet du 14 janvier) : ce sont des types qui ne sont rien et qui sortent le costard du placard pour faire croire qu'ils sont quelque chose. Vous voyez quand même la différence avec le sous-préfet !