mercredi 25 juillet 2012

Respect Françoise



Elle me demande de l'appeler Françoise mais je n'y arrive pas. Pour moi, c'est Madame Malherbe, parce qu'un nom est plus typé qu'un prénom partagé par beaucoup. Aussi parce que la présidente de l'association Ecout'Jeunes invite au respect et pas à la familiarité. Le respect : c'était justement le thème sur lequel elle voulait que j'intervienne, hier matin, dans son local de la cité Billion, auprès des quatre-vingt personnes qui sont passées par son bureau.

C'est une cour des miracles, je le dis respectueusement. Comment faut-il les appeler, puisque notre époque exige de faire attention à tous les mots qu'on emploie ? Victor Hugo aurait dit des "misérables", moi je dirais des "pauvres", plus classiquement. Mais l'un comme l'autre termes ne sont plus d'usage. En revanche, "SDF" est à la mode, ainsi que "travailleur pauvre". Sauf que les jeunes ici présents n'appartiennent pas majoritairement à ces deux catégories : sans emploi le plus souvent, ils ont tout de même un domicile mais vivent dans la galère, ne s'en sortent pas, ont des problèmes insurmontables de santé et d'intégration sociale, que Madame Malherbe essaie de surmonter. C'est pourquoi ils sont là, si nombreux, beaucoup plus nombreux que dans le hall de la Sécu, de la CAF ou de Pôle Emploi. On vient voir Madame Malherbe quand on a tout tenté et rien réussi, quand on est souvent désespéré, meurtri. Et ça se voit sur les visages, et ça s'entend dans la voix.

Cité Billion, le quartier n'a pas toujours eu bonne réputation. Aujourd'hui, ça va mieux mais la pauvreté n'a pas disparu. Les pauvres, ça fait plus ou moins peur à ceux qui ne le sont pas et qui préféreraient ne pas les voir. Ou bien alors des pauvres présentables, pas chiants, politiquement et socialement corrects. Evidemment, la réalité n'est pas celle-là. La souffrance provoque la violence. Je suis même surpris que les malheureux, les nécessiteux (autres termes qu'on n'ose plus utiliser) ne se révoltent pas massivement contre cette société de consommation où il n'y en a que pour les classes moyennes, où les pauvres ne récoltent que les miettes.

Dans ma rue Jean-Jaurès, les bourgeois sont à peu près tous partis en vacances. Sauf une : Madame Malherbe. Elle rejoint son "trou", comme elle l'appelle, son minuscule bureau où elle reçoit toute la misère du monde, en l'occurrence celle de Saint-Quentin. C'est impressionnant à voir, ce personnage hugolien au milieu de ses misérables. Tous la respectent parce qu'elle les respecte tous : c'est aussi simple que ça, le secret de Madame Malherbe. Cette femme m'impressionne parce qu'elle ne recherche ni honneur, ni reconnaissance, ce qui est plutôt rare, les hommes étant ce qu'ils sont. Vous ne la verrez pas en photo dans la presse (c'est pour moi une leçon d'humilité !), elle ne cherche pas à se montrer dans la petite vie mondaine de notre cité. Mais elle abat un travail monstre. Hormis le physique et le passé, il y a un coeur de Jean Valjean dans ce corps de femme.

Et moi, hier matin, qu'est-ce que je foutais là ? Ce n'est pas parce qu'on a du mal à avoir du boulot, du fric et des médocs qu'on se désintéresse de ce que j'appellerai, faute de mieux (encore un problème de vocabulaire !), la culture. La dèche n'empêche pas la pensée. Certes, la pensée ne donne pas à manger mais elle aide quand même, à sa façon, à retrouver un peu de dignité, à être mieux respecter, à s'exprimer, à s'expliquer. Ce n'est pas rien tout ça. Comprendre sa situation, se placer par rapport aux autres, savoir aussi un peu mieux qui on est, sans passer par cette foutue psychologie et ses experts rétribués, c'est important. L'argent et le travail, les pauvres en manquent, ils ne contrôlent pas. Mais la pensée et le langage, c'est en eux comme en n'importe qui. Alors autant s'en servir.

C'est ce que j'ai essayé de faire en animant un débat autour du "respect". Pourquoi ce thème ? Parce qu'un pauvre a le sentiment très vif que personne ne le respecte, en premier lieu cette société qui ne lui donne pas vraiment les moyens de vivre (seulement de survivre avec des allocs). Les échanges n'ont pas été faciles, à cause du nombre, à cause surtout de la tension : ici, ce n'est pas une discussion de bon ton, ce sont des cris de souffrance, des coups de gueule, des gens blessés par la vie, qui en viennent parfois aux mains quand la parole leur manque. Pas facile mais beaucoup plus utile que tout ce que je peux faire ailleurs en matière de café philo. Ce qui m'embête, c'est qu'une fois retourné rue Jean-Jaurès, eux restent dans leur merde et j'aimerais pouvoir faire plus pour eux. Heureusement, ils ont Madame Malherbe ... pardon, Françoise. Respect Françoise pour ce que vous faites.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Dialoguer avec une personne en la nommant par son prénom n'est pas un manque de respect,ni meme de familiarité, plus à notre époque, surtout si la personne vous y invite.
Vos principes ici font bourgeois, mais ne doutant pas que vous etes un homme de gauche, je pense plutot que Vous cherchez à justifier par le respect un comportement qui cache surtout une petite timidité...

Emmanuel Mousset a dit…

Timidité, non je ne crois pas. L'emploi du nom de famille pour désigner quelqu'un n'est pas une tradition bourgeoise mais aristocratique. L'emploi du prénom est relativement récente, elle nous vient des Etats-Unis d'Amérique. Nos bourgeois d'aujourd'hui s'appellent tous par leurs prénoms et se font la bise. Mais tous ces choix relèvent de conventions sociales qui finalement n'ont pas grande importance.