dimanche 3 novembre 2013

L'horreur fiscale



Ils ont des chapeaux ronds ? Non, maintenant les Bretons ont des bonnets rouges. En matière de communication, c'est génial : le bonnet rouge, c'est sympa, ça fait penser au commandant Cousteau. Personne n'est contre Cap'tain Planète ! C'est tout aussi efficace et parlant que la petite main jaune de SOS racisme ou, dans un genre différent, la bruyante vuvuzela (qui a eu son heure de gloire dans les manifs, mais qui est passée de mode). Mettez un bonnet rouge, vous deviendrez Breton, vous penserez comme eux, vous serez contre l'écotaxe. Je suis persuadé que dans les prochaines semaines, plein de gens vont porter le bonnet rouge, pour d'autres causes, parce que c'est visible, marquant, sympa, et pas seulement parce que nous allons bientôt entrer dans l'hiver. La marinière de Montebourg, c'était du même ordre.

Ceci dit, la bonne communication ne fait pas forcément la bonne symbolique. Car, du point de vue de l'image et du message, le sens du bonnet rouge est plutôt confus (mais c'est peut-être ça aussi qui fait son charme et son attraction). L'origine est historique, une révolte fiscale sous l'Ancien Régime, que beaucoup ont oubliée, même sûrement en Bretagne. En revanche, tout le monde se souvient du bonnet phrygien, symbole républicain. Sauf que le bonnet rouge n'a pas tout à fait la même forme et que les protestataires de Quimper ne sont pas des révolutionnaires. La couleur rouge renvoie évidemment à la colère, au sang versé, au drapeau communiste. Mais on n'est pas non plus vraiment dans cette signification-là. Le bonnet rouge des Bretons, c'est comme si un chouan était en même temps un sans culotte : confusion et contradiction des symboles. Notre époque se repaît de paradoxes !

L'homme de gauche est gêné devant ce mouvement. C'est comme avec la petite Leonarda : le coeur l'emporte sur la raison, le réflexe sur la réflexion. La gauche éprouve un complexe à l'égard de la rue : c'est le syndrome de la manif. Dès que la population bat le pavé, crie des slogans, exprime son mécontentement, l'homme de gauche pense que l'élan ne peut être que de gauche, il sympathise naturellement. Et quand les CRS entrent dans la danse, qu'ils sortent boucliers, matraques et lacrymogènes, toute une mythologie se met en place, qui pousse l'homme de gauche à condamner la répression. "On a toujours raison de se révolter", c'était aussi un slogan de Mai 68, aujourd'hui inscrit dans le surmoi de l'homme de gauche. A quoi je réponds : toute protestation sociale a ses raisons, qui ne sont pas nécessairement des raisons de gauche (le vote FN traduit un mécontentement populaire, parfaitement d'extrême droite dans ses tenants et aboutissants).

Et puis, il y a l'ignorance historique, la défectuosité de la mémoire qui font des ravages. L'homme de gauche imagine la droite composée de bourgeois et de patrons, alors que sa composante populaire est flagrante. On croit facilement que seule la gauche aime à descendre dans la rue pour revendiquer : c'est entièrement faux ! Dès la Révolution française, le peuple paysan de Vendée se soulevait massivement contre la République, qui avait de nombreux bourgeois et même aristocrates comme défenseurs. Plus près de nous, en 1934, des émeutes de rue, fomentées par l'extrême droite, ont failli renverser le Parlement. Le mouvement Poujade, réactionnaire en son fond, mobilisait dans les années 50 les petits, commerçants et artisans, contre les gros.

La droite sait, quand il le faut, faire descendre des millions de personnes dans les rues : en 1968 en soutien au général de Gaulle, en 1984 pour défendre l'enseignement privé, en 2013 pour s'opposer au mariage homosexuel. La seule différence avec la gauche, c'est que la droite, ayant plus souvent exercé le pouvoir, se retrouve moins souvent dans la rue ; et quand elle est dans l'opposition, elle peut faire jouer ses réseaux économiques et patronaux pour influencer les décisions, ce que la gauche, s'appuyant surtout sur les syndicats, ne peut pas.

La révolte des bonnets rouges n'est pas fondée sur des motifs de gauche. A travers l'écotaxe, c'est le "fiscalisme" qu'elle vise, l'Etat central, le gouvernement de gauche. Son objectif est la préservation d'intérêts économiques. C'est pourquoi les initiateurs du mouvement sont des organisations patronales, des syndicats d'artisans et de commerçants, des responsables agricoles, tout un conglomérat inter-classes. Que cette contestation agrège autour d'elle et entraîne des victimes ouvrières des plans sociaux et de la crise de l'agro-alimentaire, c'est un fait, mais ça ne donne pas à ce mouvement une orientation progressiste pour autant. D'ailleurs, la gauche locale ne s'y est pas trompée : CGT, FO, FSU et Front de gauche ont choisi de manifester séparément (mais n'ont pas rencontré un grand succès, ce qui est révélateur de la nature politique du mouvement breton).

Il faut aussi s'arrêter un instant sur les violences, qui sont caractéristiques de ce type de manifestation, auxquelles les agriculteurs nous ont habitué, et qui sont étrangères à la culture de gauche : les syndicats ouvriers, les associations progressistes, bénéficiant de beaucoup plus d'expérience, se laissent rarement déborder, disposent de toute une expertise des manifestations de masse, que la droite n'a pas forcément.

Quel est le ressort de ce mouvement incontestablement populaire ? Par delà le rejet de l'écotaxe et la défiance envers l'impôt, je crois que le déclencheur, à la fois réel et symbolique, aura été l'installation des fameux portiques au dessus des routes, contre lesquels la colère s'est focalisée. Ils sont massifs, impressionnants, on n'y échappe pas, avec un petit côté big brother très inquiétant. Ce sont les arcs de triomphe de l'Etat, d'une fiscalité d'autant plus redoutable qu'elle est technologiquement perfectionnée, implacable. En France, où l'on n'aime pas les radars et les contrôles de gendarmes, le portique est l'intrus, l'ennemi, le symbole honni de l'horreur fiscale (de même que Viviane Forrester parlait de l'horreur économique).

Tous les contribuables, même ceux qui ne sont pas concernés par l'écotaxe, communient dans cette même grande peur : celle d'une fiscalité désormais électronique. Jusqu'à maintenant, on déclarait ses impôts sur papier. La TVA est invisible, mais on sait qu'elle existe, et la liberté théorique demeure de ne pas acheter un produit. Le portique à écotaxe, c'est le prélèvement fiscal futuriste, auquel demain tout le monde pourrait être soumis, du moins dans nos fantasmes : on passe sous une porte et c'est fait, notre compte est débité ! Le citoyen ne maîtrise plus rien, le receleur des impôts est un robot.

Politiquement, je suis favorable à l'écotaxe. Il faut rationaliser la circulation des poids lourds, lutter contre la pollution. Et je n'ai pas de fantasmes fiscaux, ni donc de bonnet rouge sur la tête. Mais en parlant de "ras-le-bol fiscal", Pierre Moscovici a fait une bonne remarque en même temps qu'il a allumé la mèche.

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