mercredi 20 novembre 2013

Lemasle, c'est lui ?



"Je suis arrivé à Saint-Quentin il y a 13 ans, 1 mois et 19 jours" : l'homme qui parle ainsi est-il comme le prisonnier qui compte ses jours ou bien comme le performeur tout heureux de son exploit, de sa persévérance, de sa longévité ? C'est en tous cas par ces premiers mots, très préparés, qu'Hervé Cabezas, conservateur du musée Antoine-Lécuyer, nous a accueillis hier soir, nous gratifiant d'une érudite et admirable conférence consacrée à Louis Nicolas Lemasle. Les mots suivants auront été pour dire qu'il avait trouvé, en ce début de siècle qui l'a vu s'installer dans notre ville, un musée "défraîchi" et des expositions "incohérentes", ce qui a provoqué un petit mouvement d'humeur dans certaines parties du public.

Hervé Cabezas a des audaces de Parisien qui peuvent coûter cher ici, où la prudence est de mise. De plus, Monsieur le conservateur affiche des ambitions, ce qui n'est pas fait pour arranger son cas, là où la modestie est mieux portée : il confesse sa volonté de donner au musée une envergure nationale, même s'il connaît l'intérêt de Saint-Quentin pour les "sujets locaux" (un léger voile d'ironie retenue passe alors sur son visage). Mais un conservateur est aussi un diplomate : une rapide rétrospective de ses activités prouve que le "territoire" n'a pas été oublié, mais qu'il a été subsumé (comme disent les philosophes à la Sorbonne) à un niveau supérieur.

La preuve concrète, c'est l'intérêt qu'Hervé Cabezas a porté à l'homme de la soirée, Louis Nicolas Lemasle, qui n'a même pas donné son nom à une rue de Saint-Quentin ! C'est un parfait inconnu, et pourtant c'est une personnalité locale éminente, puisqu'il est le fondateur du premier musée de la ville. Et puis, c'est un personnage d'envergure, élève du peintre David, fréquentant ou approchant les grands de ce monde (la duchesse de Berry, Charles X, le duc d'Orléans, la famille Murat ...), qu'il va peindre ou dessiner. Qu'est-il donc venu faire à Saint-Quentin, lui qui n'est pas natif d'ici ? C'est la nécessité ("faire bouillir la marmite", seule et unique trivialité de toute la conférence, que s'autorisera en s'excusant Monsieur le conservateur) qui le fait postuler à la direction de l'école de dessin, la place étant vacante. Lemasle a vécu dans les douceurs et les éclats de la cour royale de Naples ; cet Italien de coeur et de langue se retrouve sous la pluie et le gris de Saint-Quentin.

Depuis 2006, Hervé Cabezas a beaucoup donné de sa personne pour dissiper les énigmes et les incertitudes qui entourent Lemasle. De la Royal academy of art de Londres (à prononcer avec l'accent) jusqu'à un marchand d'estampes à Paris en passant par les puces de Saint-Ouen (mais oui !), l'oeuvre du maître a été reconstituée. Il a fallu y sacrifier du temps (1 200 km parcourus pour ramener de Bretagne un petit portrait) et de l'argent (une bonne partie du budget a servi a transporter de Nantes à Saint-Quentin le magnifique tableau de Raphaël présentant au pape Jules II une statue du dieu des païens Apollon, ce qui est assez cocasse). Lemasle est ce qu'on appelle et ce que nous apprend Cabezas : un peintre archéologue.

Monsieur le conservateur agrémente sa conférence de nombreux "Vous savez que ...", qui sont de sa part une aimable supposition d'érudition adressée au public, que je ne confirmerais cependant pas à tous les coups. "Vous savez que la duchesse de Berry a épousé par procuration Charles Ferdinand ..." : non, je ne savais pas, mais comme tout le monde, je fais comme si je savais. Il parle savamment, sans notes, cliquant seulement de temps en temps sur son ordinateur Apple pour faire défiler les tableaux sur l'écran. Vers la fin, Hervé Cabezas souffle un "je ne sais plus où j'en suis dans mes papiers", en poussant négligemment de la main les quelques feuilles qui sont devant lui. Mais c'est pure coquetterie ! Il a tout dans la tête. Comment en serait-il autrement quand on a "mangé" (c'est son expression) du Lemasle matin, midi et soir, semaine et week-end, pendant des années. Il n'y a que ses nuits qui aient été préservées. Je soupçonne même le conservateur d'avoir rencontré le fantôme de son lointain prédécesseur, premier conservateur du musée, dans ces lieux propices à ce genre d'apparition spectrale.

Cabezas n'est pas seulement homme d'art, il se fait aussi psychologue, lorsqu'il décrit l'état d'esprit de Lemasle, obséquieux, flatteur, recherchant médailles et reconnaissance (il aura la Légion d'honneur), aimant à frayer avec les dignitaires, les influents, changeant de fréquentations quand le pouvoir change de titulaires : il n'y a pas que la politique qui soit atteinte par le démon de l'opportunisme ! D'origine sociale modeste (son père est restaurateur), il a une revanche à prendre sur la vie, d'autant qu'il n'a pas fait ses humanités, ne sait ni le grec ni le latin. Son métier de conservateur, il va à Saint-Quentin quasiment l'inventer, sur le tas. Son bâton de maréchal, c'est quand il deviendra en 1836 premier inspecteur des Monuments historiques de l'Aisne. Désormais, il rend ses comptes au ministre et prend parfois avec dédain le maire. Pour aggraver son cas, Lemasle entre en conflit sévère avec une gloire locale, le peintre Pingret : entre le greffon parisien et la souche saint-quentinoise, l'opinion publique a fait son choix !

Pourtant, Louis Nicolas Lemasle a laissé de bons souvenirs dans notre ville. C'est un excellent pédagogue, le premier professeur de dessin de Saint-Quentin, qui va former plusieurs générations d'élèves, auxquels il est très attentif. C'est aussi un passionné, un scrupuleux, qui se considère finalement comme le seul homme d'art de la ville. Nous lui devons tout de même le musée, créé en 1833, même si ce n'est pas sous sa forme actuelle. Il a su préserver et inventorier le patrimoine local. Sous la Monarchie de Juillet, on creuse beaucoup, à Saint-Quentin comme partout. A la moindre pierre ancienne découverte, Lemasle apparaît. Dans un courrier, il traite un ouvrier peu précautionneux de "vandale" ! Aux yeux des Saint-Quentinois, il apparaît probablement pour un original.

En écoutant, en observant hier soir Hervé Cabezas, je me suis demandé, à la façon dont Flaubert le disait de Madame Bovary : et si Lemasle, c'était lui, Cabezas ? Notre conservateur n'a-t-il pas fait remarquer qu'il était arrivé à Saint-Quentin au même âge que Lemasle, à 40 ans ? Un Lemasle d'aujourd'hui, aussi attaché aux choses de l'art, défendant bec et ongles son musée, parisien dans l'âme, passant donc un peu pour original (c'est-à-dire qu'il est simplement lui-même, sans fard). Comme Lemasle, il voudrait sans doute que l'implication locale soit plus grande, que l'Office du tourisme, que le public scolaire, que les Saint-Quentinois s'emparent de son travail sur le fondateur du premier musée de la ville, que la Municipalité mette en vente son catalogue raisonné, un document scientifique qui fera date dans l'histoire de l'art, ce dont peu de musées de l'Aisne peuvent se targuer.

Mais s'il y a du Lemasle en Cabezas, notre conservateur actuel n'est pas tout entier dans l'ancien conservateur. Nulle trace chez lui de complaisance envers les pouvoirs en place, aucun souci de plaire, pour ce que j'en connais. La soixantaine de personnes présentes ont été enchantées par cette conférence très dense et foisonnante. Dans un siècle ou deux, un conservateur du futur exhumera lui aussi l'existence, la présence et le travail d'Hervé Cabezas dans la ville de Saint-Quentin, en faveur de l'art et du patrimoine, et en fera à son tour l'objet d'une conférence, j'en suis certain. Ce jour-là, nous aurons sûrement une rue Louis Nicolas Lemasle, et allez savoir, peut-être une rue Hervé Cabezas ...


En vignette : Hervé Cabezas en compagnie de la duchesse de Berry, peinte par Louis Nicolas Lemasle.

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