dimanche 19 mai 2013

Les vivants chez les morts



A Saint-Quentin, la Nuit des musées a commencé en plein jour et dans un cimetière, celui de Saint-Jean, en visite guidée, sous la houlette de Maryse Trannois, présidente de la Société académique, et de Jacques Landouzy, marbrier, qui connaît l'endroit comme sa poche, un vrai livre d'Histoire à lui tout seul, truffé d'anecdotes (vignette 1, au départ de la promenade).

Le portail d'entrée a perdu son crucifix, depuis la loi de 1905 qui sépare l'Eglise et l'Etat. Mais la croix prend sa revanche partout ailleurs. La première partie, c'est le carré protestant, où le symbole chrétien est souvent remplacé par une colonne brisée, signe des réformés. Beaucoup de patronymes alsaciens et quelques noms fameux : la famille Malfuson, le pasteur Monnier et une célébrité, William Cliff, qui a introduit en France le métier à tisser, l'une des techniques de pointe de la Révolution industrielle au XIXe siècle.

Grands patrons du commerce et du textile, hommes politiques, maires, députés et conseillers généraux sont les figures imposées : la famille Hachet, dans l'une des plus hautes tombes, à qui l'on doit notamment l'hôtel des Canonniers, Romain Tricoteaux, le maire qui a reconstruit Saint-Quentin après la Grande Guerre, Raffard de Brienne, journaliste et écrivain, l'une des plus belles chapelles, Charles Picard, ancien maire de la ville, Gomart, dont l'histoire de Saint-Quentin en plusieurs volumes est incontournable, Antoine Lécuyer, pas du tout artiste malgré son nom donné au musée, mais politique et industriel, Calixte Souplet et tant d'autres ...

Ce qui impressionne, ce sont ces chapelles qui s'efforcent d'être plus grandes, plus splendides les unes que les autres, comme pour perpétuer après la mort les supériorités dont on a joui de son vivant. Quand tout est fini, les inégalités continuent, elles s'inscrivent dans la pierre. Aujourd'hui, la mode est au granit, qui dure plus longtemps : mourir est une chose, devenir éternel en est une autre.

De tous ces noms qui s'affichent fièrement, combien ne nous disent plus rien du tout ? On ne sait plus pourquoi ces gens-là, un jour, pendant longtemps, ont été importants. Que la mémoire collective est faible et ingrate ... Heureusement que Maryse et Jacques sont là pour les ressusciter ! Mais c'est la revanche de la mort sur la vie : dans la tombe, nous sommes tous égaux, tous vite oubliés, sauf par les historiens et les membres de la Société académique.

Sur les tombes des plus modestes, que j'observe avec autant d'attention que celles des notables et des notoriétés, on découvre souvent des objets insolites, mièvres, d'un mauvais goût attendrissant, tels que cette plaque anonyme "Souvenir des voisins" ou bien ce perroquet en plâtre dont on se demande ce qu'il fait là. A part la croix qui domine, les symboles religieux sont moins présents que l'expression des sentiments personnels. "Nous ne t'oublierons pas", lis-je sur une tombe à l'abandon, plus visitée par les herbes que par les humains. Sur une autre : "Regrets éternels", comme si les vivants voulaient partager l'éternité des morts, alors qu'ils ont bien d'autres choses à faire ...

Dans un cimetière, même si on ne croit pas aux fantômes, on rencontre des légendes, qu'il faut éventer. Par exemple, celle de la mariée qui aurait mis fin à ses jours le jour de ses noces, d'où la langueur et la tristesse de la sculpture logée dans la sépulture de Massy (vignette 2, la chapelle ; vignette 3, la sculpture). Non, ce n'est pas ça du tout mais, tenez-vous bien, une allégorie de l'industrie de la betterave (dixit Landouzy) ! Evidemment, la métaphore est moins romantique. Au pied (vignette 3), vous remarquez des échelles allongées : c'est l'entrée de la crypte, que certains courageux, qui ne craignent ni la chute ni les revenants, sont allés explorer.

Autre descente aux enfers : le caveau de la famille Dufour-Denelle, véritable petite catacombe dans laquelle je me suis risqué, quelques mètres sous terre, où figure un autel de messe (vignette 4, sous l'éclairage de maître Jacques). Avec un peu d'imagination, on se croirait dans une cave, mais inutile de chercher les bonnes bouteilles. Certaines sépultures sont si vastes qu'elles peuvent accueillir jusqu'à cinquante corps. Peut-être de quoi se sentir moins seul, mais le nombre ne fait rien à l'affaire : quand on est mort, on est mort.

En 1914, pour se protéger des pillages de l'ennemi, certains vivants ont cru bon cacher leurs biens dans le caveau familial, par exemple de la quincaillerie de grande valeur. Je me prends à rêver que des trésors subsistent peut-être encore ... Mais il n'y a vraiment qu'une seule chose qu'on emporte dans le cercueil, qui ne nous quittera jamais, qui n'appartiendra à personne qu'à nous : c'est le secret que chacun représente pour lui-même et au regard des autres.

Nous sommes passés par le carré militaire, mais nous n'avons pas pu tout voir. Ce sera pour une prochaine visite. Ce qui est bien avec les cimetières, c'est que ses occupants ont le temps, qu'ils sont d'une infinie patience, qu'ils attendent sans inquiétude notre visite puisqu'ils savent qu'un jour ou l'autre, fatalement, nous les rejoindrons. Landouzy a fait remarquer les impacts d'obus sur certains tombes. La guerre ne laisse personne tranquille, même pas les morts. A l'horizon du cimetière Saint-Jean, deux énormes tours de château d'eau écrasent les tombes. Elles ont l'air surdimensionnées, comme parfois la Lune au loin nous semble gigantesque et toute proche. C'est une toile de fond étrange dans une atmosphère étrange.

Maryse Trannois a conclu la visite de plus de deux heures en qualifiant le cimetière Saint-Jean de "petit Père Lachaise", à cette différence qu'on n'y trouve pas de paisibles et verdoyantes allées plantées, qui auraient le mérite de le faire ressembler à un parc ou à un jardin, à la façon de son homologue parisien (dans lequel Jacques Landouzy a travaillé dix ans). Je suis un peu expert en cimetières, j'organise des promenades commentées dans trois grandes nécropoles parisiennes, Montparnasse, Montmartre et le Père-Lachaise : non, Maryse n'a pas tort, les tombes, les chapelles, les personnages, l'époque, beaucoup d'éléments rappellent l'immense cimetière parisien.

Au moment de nous quitter, quelques larmes coulaient sur nos joues. L'émotion du lieu ? Le souvenir de nos défunts ? La tristesse à l'idée de devoir à notre tour un jour disparaître ? Non, rien de tout cela, seulement les premières gouttes de pluie du week-end. En sortant nos parapluies, nous avions retrouvé des préoccupations de vivants. Pourvu que ça dure très longtemps ...

3 commentaires:

Gracchus Babeuf a dit…

Depuis 1900, la matinée du 1er mai est marquée par un rassemblement devant la tombe de Jean-Baptiste Langrand.
Léon Ringuier, militant socialiste, déclare alors au cimetière : « La tombe de Langrand, c’est notre mur des Fédérés ! ».
Mai 2013 plus personne. Même votre visite n'en dit mot !!!
Les temps changent et les luttes socialistes aussi !!!
L'histoire ouvrière et sociale (grèves, luttes, journaux, défilés du 1er mai avec arrestations et emprisonnements…) de Saint-Quentin reste à écrire.
Ce serait un devoir de reconnaissance et un message d'espoir pour l'avenir car l'oubli des nombreuses luttes à Saint-Quentin fait les beaux jours du maire actuel complètement étranger aux racines historiques de notre ville !!!

Emmanuel Mousset a dit…

Babeuf,

Je suis allé m'incliner devant la stèle de Tricoteaux, qui correspond mieux à mon réformisme. Ne me reprochez pas d'être fidèle à mes principes ! Mais vous avez raison de vous en prendre aux infidèles de leur propre histoire, qui sont qui vous savez.

Quant à l'actuel maire, il a ses racines politiques à lui, qui ne sont pas les nôtres, mais je crois que c'est un homme de mémoire, qui sait faire référence au passé, que je ne partage bien sûr pas avec lui.

Anonyme a dit…

Luc 9 : Il dit à un autre : Suis-moi. Et il répondit : Seigneur, permets-moi d'aller d'abord ensevelir mon père. Mais Jésus lui dit : Laisse les morts ensevelir leurs morts; et toi, va annoncer le royaume de Dieu. »

A méditer ......