samedi 23 février 2013

Un sentiment d'injustice



Hier matin, je me retrouve dans une administration, à Saint-Quentin, pour une histoire de papiers. Comme dans beaucoup de services publics, il faut tirer un ticket d'une machine, qui vous donne un numéro de passage. C'est nécessaire, la file d'attente est importante. J'ai le n°14, je discute et plaisante avec le n°13, porte-bonheur ou malheur, un vieux monsieur au visage triste, de condition modeste (je distingue assez bien, d'expérience, les bourgeois et les autres). On se dit que ça va être long, qu'il faut prendre son mal en patience. De mon côté, pas de problème, j'ai toujours quelque chose à faire, je ne m'ennuie jamais, même là où on s'ennuie, j'ai mon cartable d'enseignant qui m'est aussi indispensable qu'un sac à main pour une femme, et plein de bouquins dedans.

Au moment de m'asseoir auprès de mon voisin et prédécesseur, j'entends prononcer mon nom, assez joyeusement. C'est quelqu'un, un employé de l'endroit, qui me connaît, qui fréquente mes différentes activités associatives et qui me dit au creux de l'oreille, tout bas : Venez, on va passer dans mon bureau. Un peu gêné d'avoir à abandonner mon compagnon de patience et d'infortune, mais embarrassé aussi à l'idée de refuser l'invitation d'un fidèle du café philo, je suis celui-ci, qui évidemment m'obtient en cinq minutes ce qui aurait peut-être demandé une heure d'attente.

Nous discutons de choses et d'autres, philo, politique, blog et tout le reste. Il est heureux de me rencontrer et de parler ; moi aussi, et je l'en remercie. Mais au fond de moi, ça ne va pas du tout, j'éprouve un sentiment d'injustice, d'autant plus désagréable que je n'en suis pas la victime mais le coauteur. Finalement, j'aurais peut-être dû décliner son offre, lui dire que j'avais le temps, que c'était l'occasion pour moi de bouquiner et, habilement, refuser tout en plaisantant. Je n'ai pas eu cet à propos. Et maintenant, en quittant son bureau, je dois repasser par la pièce où une quinzaine de personnes sont, elles, toujours en train d'attendre, dont le vieux monsieur au visage triste avec qui je me suis entretenu au début.

C'est une épreuve, celle de l'injustice visible, flagrante, gratuite, inacceptable, injustifiable (si j'avais pu sortir par une porte dérobée, j'aurais été à moitié consolé, mais là, pas du tout !). Je serre mon cartable contre moi, je presse le pas, je fais en sorte que les quelques mètres qui me séparent de la sortie ne durent que quelques secondes, et surtout, surtout, surtout, je baisse la tête, je fixe le sol, je ne veux surtout pas que mes yeux croisent les yeux du vieux monsieur au visage triste. C'est pas trop difficile, mais c'est très pénible. J'ai un peu honte de moi, des circonstances, même si je ne suis pas entièrement responsable de ce qui arrive.

Cette histoire m'a tracassé toute la journée, à vous dégoûter d'aller dans une administration chercher un papier. Je ne cesse d'y réfléchir et j'en conclus ceci : j'ai horreur des privilèges, et plus un privilège est petit, plus j'en ai horreur. Il y a quelque chose de mesquin, de minable, de médiocre à jouir d'un privilège minuscule. Heureusement, hier matin, je n'ai pas joui ! Au contraire, j'ai d'abord hésité, j'ai ensuite baissé la tête, j'ai senti la honte et, après, le regret.

Les grands privilèges, qui font que certains ont l'avantage d'être riches, beaux et intelligents, on s'en accommode parce qu'on se dit, à tort ou à raison, qu'on n'y peut rien, que c'est comme ça depuis la nuit des temps, que ça s'explique, que c'est à mettre sur le compte de la nature ou de la société. Mais un petit privilège, purement narcissique (chez celui qui vous l'octroie autant que chez celui qui en bénéficie), on peut facilement l'éviter, le supprimer, ça ne dépend que de notre volonté, ça ne coûte presque rien. Là, on ne peut pas se retrancher derrière la fatalité génétique ou sociale. Et puis, celui qui se plie à un petit privilège s'apprête à en accepter de plus grands et de plus injustes.

Je hais les petits privilèges, beaucoup plus que les grands. Ils sont vicieux, prétentieux, ridicules. Offrir un resto à quelqu'un pour l'amadouer, refiler une invitation ou une entrée gratuite à un autre pour se le mettre dans la poche, faire passer quelqu'un avant tout le monde ... non, je ne supporte pas, et quand la proposition m'est adressée, j'ai envie de répondre : Mais pour qui me prenez-vous ? En allant plus loin dans ma réflexion, je me dis que si quelque chose m'empêchait un jour de devenir maire de Saint-Quentin ou de me faire élire quelque part, ce serait peut-être à cause de ça.

Je ne sais pas comment Pierre André et Xavier Bertrand sont devenus ce qu'ils sont, il faudra que je le leur demande. Mais je vois bien que pour avoir des soutiens en politique, à droite ou à gauche, pour se faire des "amis", il faut distribuer autour de soi des petits privilèges, dont le prix n'est pas très élevé, qui ne sont pas des injustices énormes, qui ne sont scandaleux qu'à mes yeux. Et c'est peut-être là mon problème (mais ne le répétez pas, on pourrait s'en servir contre moi ...).

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