jeudi 7 février 2013

Nous n'irons plus chez Henri



La fermeture de la pâtisserie Henri à Saint-Quentin n'est pas une simple liquidation judiciaire comme il y en a beaucoup : c'est un monde qui disparaît, une civilisation que nous ne reverrons plus, un bouleversement de société. Je ne force pas sur les mots : la fréquentation de cet établissement réputé renvoyait à un mode de vie, une conception de l'existence, un état des moeurs qui n'ont plus cours. Il nous en reste aujourd'hui le souvenir et la nostalgie. J'en sais quelque chose, puisque le dessert est l'une de mes religions, et le métier de pâtissier ma vocation initiale, avant de tomber dans la marmite de la philosophie.

Henri, c'était d'abord une esthétique avant d'être une gourmandise, c'était un décor, une ambiance, des couleurs (celles des bonbons surtout !), des miroirs qui poussaient les murs, des peintures à l'ancienne, un univers magique qui plaisait autant aux adultes qu'aux enfants, une sorte de petit palais. Henri, il fallait y aller, regarder et sentir, avant même de consommer. "L'appétit vient en mangeant", paraît-il. Pas chez Henri, où l'on avait faim rien que par la vue et l'odeur, rien qu'en passant devant la vitrine. Etait-ce d'ailleurs vraiment une faim ? Non, plutôt une envie de dégustation. Henri, comme toute pâtisserie de ce genre, c'était le raffinement. Quand vous sortiez, encombrés de gâteaux dans leur emballage rose, on venait vous ouvrir la porte. Plus jamais personne ne viendra nous ouvrir la porte quand nous sortirons de chez un commerçant.

Mais Henri, était-ce un commerce ? Non, pas au sens d'un lieu de vente, où l'on va et part : c'était une institution, un temple, un havre de paix, grâce à son salon de thé, dont les pâtisseries modernes se sont hélas débarrassées. Henri, c'était l'ancien monde où l'on prenait le temps de s'arrêter, de s'asseoir, de rester une heure à ne rien faire, sinon à se livrer au plaisir d'un éclair au chocolat ou d'une religieuse au café (en ce qui me concerne). Si le mot de plaisir a un sens, c'est à la pâtisserie Henri, et nulle part ailleurs, même dans un lit. Ici, le temps ne s'écoulait pas de la même façon, au même rythme que dans le monde extérieur. Henri, c'était un peu une image du paradis. L'été, aux premières grandes chaleurs, Henri sortait, installait sur le trottoir un petit matériel à glaces et à sorbets.

Et puisque je parle de paradis, il me faut évoquer la dimension spirituelle de l'établissement, très fréquenté par les catholiques pratiquants, surtout le dimanche, à la sortie de la messe. Henri vivait dans la proximité de la basilique. On ne peut pas les dissocier. Après avoir prié et communié, après avoir échangé sur le parvis, une partie du peuple de Dieu se rendait traditionnellement dans la pâtisserie. A la suite des nourritures spirituelles, place aux nourritures terrestres. Jésus demandait à ses disciples d'être "le sel de la terre" ; Henri, c'était le sucre. Je n'y vois pas de contradiction théologique : conformément aux Evangiles, il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à Henri ce qui revient à Henri. C'est une belle idée qu'après la cérémonie de repentance, l'effacement des péchés, l'homme nouveau dont parle saint Paul dans ses épîtres puisse se livrer à des réjouissances humaines et chocolatées, dans l'innocence que lui a provisoirement rendue le pardon et l'absolution de la liturgie. En avoir fini avec les péchés capitaux autorisait à s'adonner au péché mignon, péché de crème, non pas péché de chair.

Henri, c'était aussi une pâtisserie qu'on qualifiait de "bourgeoise", mais sans connotation désagréable, sans haine de classe. Bourgeoise parce que les bourgeois du dimanche qui vont à l'église, mais aussi ceux de la semaine, s'y rendaient, s'y retrouvaient un peu comme chez eux, dans un salon aménagé. Pourtant, le peuple pouvait les rejoindre (la preuve, j'y allais !). Henri, c'était bourgeois dans le style, pas dans le prix. L'achat de pâtisseries, c'était un geste délicat, pas très coûteux, tout le monde, quelles que soient les origines et la situation sociale, pouvait s'offrir le luxe de revenir chez soi avec un petit paquet en forme de pyramide qu'il fallait transporter par le ruban frisotté (et sans l'aide d'un horrible scotch, comme je le constate tristement chez certains "boulangers-pâtissiers") ou bien une jolie boîte qu'on tenait dans le plat de la main. Car Henri, ce n'était pas Auchan, où les prix sont cassés mais qui nous laisse sans argent à chaque virée. La pâtisserie de centre ville appartenait à un monde d'avant la société de consommation. Chez elle, bourgeoisie et peuple s'y croisaient, s'y côtoyaient et le peuple pouvait s'y sentir un peu bourgeois. Mais aujourd'hui, en quel endroit une telle rencontre est-elle permise ? A Auchan, ce n'est pas sûr ... Henri, c'était la classe, au deux sens du terme !

Nous n'irons plus chez Henri, nous n'en reviendrons plus avec les deux desserts qui avaient ma préférence : L'Axonais, en chocolat, dont la forme du département m'a toujours fait penser à une empreinte de pied (et pas un profil de betterave !) ; le Confidence, tout rond, avec son plastique autour, pour faire tenir la mousse de framboise. Est-il possible qu'eux aussi, nous ne les reverrons plus ? Comment peut-on affronter la tristesse des dimanches sans Axonais et sans Confidence? Après tout, de grands empires, au sommet de leur civilisation, ont disparu et l'humanité a survécu, inventant de nouvelles formes d'intelligence, d'art et de raffinement. Nous n'irons plus chez Henri, mais il ne faut pas désespérer des hommes : la vie continue.

1 commentaire:

Nathalie Hachet @ LBM/ Mirabelle a dit…
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