mardi 21 janvier 2014

Salauds de chômeurs ?



Je vous parle rarement de ma vie professionnelle. Ce blog n'est pas le lieu. Il y a aussi une forme de devoir de réserve. Aujourd'hui, je veux évoquer ce qui s'est passé hier en classe, qui déborde très largement de la classe, qui concerne toute notre société. Avec les Secondes, donc des élèves qui ont autour de 15 ans, que j'initie un peu à ce qui les attend en Terminale, la philosophie, j'ai abordé une notion au programme : le travail. Comme bien souvent, surtout à cet âge, ils n'osent pas intervenir, prendre la parole, exposer leurs idées. Je les comprends, ce n'est pas facile de parler en public, devant tous leurs camarades. J'essaie de les encourager à se lancer. Mais hier, sur ce sujet pourtant concret, qui renvoie à leur expérience personnelle, la réflexion ne démarrait pas.

Pour susciter des réactions, je soulève le problème de la paresse, du refus du travail, de la valeur morale qu'il faut accorder ou pas à l'activité laborieuse. Une élève lève alors la main. Je me réjouis d'avance de cette intervention qui brise le silence général. Elle dit ceci, qui me tasse sur ma chaise : "Dans notre société, on peut vivre sans travailler, par exemple grâce au RSA" (sic). Son ton est réprobateur, elle fustige la paresse selon elle lucrative. J'en reste pantois, un peu déstabilisé, ne sachant trop quoi répondre. Autour, ses camarades acquiescent. Leur mutisme disparaît, plusieurs prennent la parole et vont dans le même sens. Ils sont gentils, pas fanatiques, mais ils portent des jugements terribles à l'égard des chômeurs. Eux-mêmes viennent pourtant, bien souvent, de milieux modestes, certainement confrontés, un jour ou l'autre, dans leurs familles ou chez leurs amis, à la question du chômage. Mais non, leur condamnation l'emporte, avec des images, des mots très vifs, s'en prenant à ceux "qui restent allongés sur leur canapé", qui font "15 enfants pour ne pas avoir à travailler" (sic).

Je suis très vite submergé par ce genre de remarques, bien peu philosophiques. J'ai le sentiment que la première élève qui a osé s'exprimer sur ce terrain a libéré une parole jusque-là refoulée. Car c'est bel et bien à une forme de petit défoulement collectif auquel je suis en train d'assister. Mais je le préfère encore à l'indifférence, au désintérêt. J'ai espéré que d'autres élèves défendent un point de vue opposé, pour m'en faire en quelque sorte des alliés, contrebalancer le camp des anti-chômeurs. Mais non, personne n'est venu à mon aide, je suis resté dans ma solitude. Ma seule consolation : j'ai échappé aux "immigrés qui prennent le travail des Français" !

C'est étrange : ces adolescents, lorsqu'il est question de ne pas travailler, ne songent pas une seule seconde au rentier qui vit de son argent placé, au riche à milliards qui se la coule douce sans rien faire. C'est le chômeur allocataire qu'ils fustigent, avec violence (du moins une grande réactivité, que je ne leur connais pas forcément sur d'autres sujets). J'ai réagi comment de mon côté ? En professionnel, nécessairement, puisque c'est mon métier : sans sur-réagir, en essayant de dépassionner le débat, d'y introduire un peu de raison. D'abord, sur le RSA, j'ai expliqué que la question n'était pas philosophique, qu'il fallait demander des éclaircissements aux professeurs compétents, d'économie : dans ma matière, on s'interroge sur le rapport existentiel au travail et à la paresse, pas à la dimension sociale et administrative contemporaine.

Comme ma mise au point ne suffisait pas et que le débat prenait, toujours dans un sens anti-chômeur, j'ai sorti mon arme de guerre, la logique implacable, la dialectique censée mettre un terme aux divagations de l'esprit, en leur disant : "Si l'on gagne mieux sa vie en ne faisant rien, alors ce soir je cesse de travailler, et vous aussi !" L'argument est un peu facile, mais à la guerre comme à la guerre ! La classe a alors senti que je mettais en doute ce qui est pour elle une évidence : le travail ne paie pas, les chômeurs sont des profiteurs ! Ils en ont été un peu offusqués, comme si je ne leur faisais pas confiance, comme si je ne respectais pas leur point de vue. Je suis tranquillement passé à autre chose, voyant que rien n'y faisait. Cinq minutes après, tout était oublié de la polémique, que je n'ai pas voulu transformer en point de focalisation.

Tout ça est terrible : ces enfants sont victimes de l'air du temps. 35 ans de chômage de masse, une dénonciation constante de l'assistanat, un emploi devenu l'obsession de tous les discours politiques : résultat, les chômeurs sont devenus suspects. Si tout va mal en France, ce serait à cause d'eux, qui ne travaillent pas, qui ne cherchent pas à travailler. Bien sûr, si je poursuivais la discussion avec mes élèves, je suis persuadé qu'ils feraient des distinctions et qu'ils auraient leurs bons chômeurs, comme tout antisémite a ses bons juifs. Mais le mal est fait dans les têtes, leur jugement premier envers les chômeurs en général est négatif. Quand je traverse la cour de l'établissement et ses groupes de collégiens remuants, je les entends parfois, cruels comme on peut l'être à cet âge, se traiter mutuellement de "clochard" ou "pédophile" : et "chômeur", c'est pour quand ? Peut-être déjà maintenant ... Je pense à la célèbre réplique de Jean Gabin dans "La Traversée de Paris" : salauds de pauvres ! Aujourd'hui, salauds de chômeurs ?

Combien de chômeurs ne s'inscrivent-ils pas à Pôle Emploi, combien d'ayant droits ne réclament-ils pas, à cause de la réprobation sociale qui frappe leur situation, à cause de cette fichue "valeur travail" qui fait désormais office de nouvelle morale ? Je le dis d'autant plus librement que je travaille beaucoup et que j'aime travailler. Mais je pense à tous ceux qui sont les victimes d'une économie désindustrialisée qui n'offre plus suffisamment d'emplois : on les a odieusement transformés en responsables, fainéants, fraudeurs. La honte de ne pas pouvoir travailler conduit parfois à laisser croire qu'on travaille, pour ne pas subir de dépréciation sociale. Tout ça est horrible, injuste. En soi, réduire quelqu'un à son activité professionnelle est barbare. C'est la fameuse question : vous faites quoi dans la vie ? On devrait, dans l'idéal, juger les personnes, s'intéresser à elles pour leurs qualités de coeur, pas pour leur foutu gagne-pain qui n'apprend rien sur ce que sont, au fond, les gens.

Tout ce que je vous dis là, je ne l'ai pas dit hier matin à mes élèves : mon travail, justement, dans une école publique, c'est de faire de la philosophie, pas de la politique. Mais dans les missions qui sont les miennes, je fais tout pour que les élèves apprennent à réfléchir par eux-mêmes et ne véhiculent plus les préjugés, les approximations, les fausses évidences péremptoires qui circulent lamentablement dans notre société.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Dans les nombreux one man show, séries télé ou même au cinéma, le cliché du chômeur vivant au crochet de la société perdure et il est régulièrement exploité par les auteurs de comédie.
vous avez aujourd'hui une génération d'ados élevée avec cette interminable série de dessins animés "les simpsons".
Héro fainéant, mauvais salarié, qui sans complexe cherche toujours a profiter de la société sans se fatiguer et délaissant l éducation des ses enfants.
la série "petite maison dans la prairie" ou le père se bat pour faire vivre sa famille honnêtement c est bien du passé.

Emmanuel Mousset a dit…

Le paradoxe, c'est que ces élèves qui critiquent les chômeurs ne font pas toujours partie des plus travailleurs ! Une forme de haine de soi ?