Interdire Dieudonné ?

A quelques heures de l'envoi de la circulaire de Manuels Valls aux préfets, la question se pose et elle est politique : faut-il interdire les spectacles de Dieudonné ? A priori, je ne suis pas trop chaud pour ce genre d'interdit. La liberté d'un artiste doit être totale. Si on met des restrictions, on sait où l'on commence, on ne sait pas trop où l'on s'arrête. Platon voulait carrément chasser les artistes de la cité ; mais le philosophe n'était pas un démocrate !

Peut-on rire de tout ? C'est aussi une vieille question. Pour moi, la réponse est oui. Pierre Desproges, qui riait de tout, apportait une précision, une condition : ... mais pas avec n'importe qui. Non, je crois que la précaution est inutile, sauf à défendre un rire élitiste, entendue, entre soi. Au contraire, il faut rire de tout avec les gens qui s'y attendent le moins : c'est le rire salutaire, salvateur. Si on se met à faire le tri, ce n'est plus drôle ...

Quant à cette histoire de "quenelle", quelle connerie ! Le geste ne veut rien dire, le mot est laid et stupide. Bras d'honneur à plat ? Salut nazi inversé ? C'est incompréhensible. J'ai tendance à croire que c'est faire trop d'honneur à la connerie en lui prêtant attention. Si elle est bien ce qu'elle est, elle devrait mourir d'elle-même, sans effort à faire. Il est désobligeant pour l'intelligence de perdre son temps à dénoncer la bêtise.

Pourtant, je ne peux pas en rester à mes premières réactions, ni donner tort à Manuel Valls. D'abord, Dieudonné est-il encore un artiste, ses prestations sont-elles encore des spectacles, son rire est-il encore de l'humour ? A toutes ces questions, je réponds que non. De fait, Dieudonné est antisémite, condamné à plusieurs reprises pour ce motif. Il est raisonnable dans cette affaire de suivre les avis de la Justice. Les propos qu'il tient sont politiques, tout comme ses engagements en France et ses déplacements à l'étranger. Ses salles sont des sortes de meetings inavoués.

Le plus grave, qui justifie l'intervention de l'Etat, c'est que Dieudonné rencontre un public assez large, que sa tournée est un succès, qu'il plaît à une partie de la jeunesse qui n'y voit pas malice et s'offusque qu'on veuille l'interdire. Il faut donc rétablir certaines vérités, se montrer exemplaire et faire oeuvre de pédagogie. Le problème de fond est compliqué : Dieudonné joue sur la transgression, et c'est ce qui séduit. Il est contre ce qui fait l'unanimité, la condamnation de l'antisémitisme, le respect dû aux victimes de la Shoah. Du coup, il passe pour un rebelle, un insoumis, un homme libre, ce que bien évidemment il n'est pas.

Question pour question, en voilà une de taille : qu'est-ce qu'un homme libre ? Notre société tend à penser que c'est un homme qui transgresse, qui est contre là où les autres sont pour, ou l'inverse. En politique, je suis étonné et inquiet qu'on réclame des débats "sans tabou", qu'on veuille une gauche ou une droite "décomplexée". Quand François Hollande s'est présenté à la présidentielle en candidat "normal", on a entendu ricaner : comme si la normalité était mal portée ... Une société est fondée sur des tabous et des normes, un individu ne se développe qu'en refoulant certaines pulsions et en assumant certains complexes. L'ancienne définition républicaine de la liberté, contenue dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, n'est plus aujourd'hui opérante : "ma liberté s'arrête là où comment celle de l'autre", on ne voit plus trop bien ce que ça veut dire.

Le grand changement culturel de ces trente dernières années, c'est que la transgression était autrefois pratiquée par l'extrême gauche, et qu'elle s'inscrivait dans une démarche rationnelle et émancipatrice : la révolution. Aujourd'hui, c'est l'extrême droite, dont fait culturellement partie Dieudonné, qui cultive la transgression, dans des visées purement réactionnaires, quand elles ne sont pas fascisantes. Il ne faut donc rien laisser passer, et interdire les spectacles de Dieudonné, en vertu de la loi sur les troubles à l'ordre public ou de la législation contre le racisme et l'antisémitisme.