lundi 9 décembre 2013

30 ans après



L'association Devoir de Mémoire, dont le président est Karim Saïdi, a organisé récemment, au multiplexe de Saint-Quentin, un débat autour du film de Nabil Ben Yadir, La Marche, consacré à la marche contre le racisme et pour l'égalité, qui avait rassemblé en 1983 à Paris 100 000 personnes. Je n'ai pas trouvé le film très bon, mais il se laisse voir, on passe un agréable moment (il est encore à l'affiche). Je m'y retrouve, parce que c'est un film très militant, de gauche pour ainsi dire (mais proposé, paradoxalement, par un élu municipal de l'équipe de Xavier Bertrand). La Marche recèle plusieurs anachronismes, ce qui est gênant pour un film d'époque. Certaines musiques sont décalées : Hexagone, de Renaud, ce sont les années 70, et California Dreamin, les années 60. Je sais bien que c'est le message qui compte, peu importe l'accompagnement musical ; mais tout de même ...

Des anachronismes également dans les dialogues : les expressions bisou, dégage et surtout point barre n'existaient pas, ou pas vraiment, dans les années 80. Enfin, le drapeau homosexuel multicolore qu'on voit dans la manif finale était quasiment inconnu à l'époque, ou en tout cas très peu présent. Le réalisateur, à travers le personnage d'une marcheuse lesbienne, a voulu faire un lien entre la marche de 1983 et le mariage pour tous de 2013 : c'est idéologiquement plaisant, mais c'est historiquement faux.

Le rôle de Jamel Debbouze, en dealer rigolo, est plutôt surjoué et surajouté, comme si le script avait voulu laisser une place à l'humoriste, en guest star. En revanche, la reconstitution matérielle est très réussie : les voitures, les coupes de cheveux, les habits, en un temps où l'on ne connaissait pas encore l'engouement pour les marques et l'ostentation vestimentaire.

Sur le fond, La Marche rappelle un événement politiquement instructif aujourd'hui, qu'il faut replacer dans le contexte d'alors : la gauche au pouvoir, la montée du FN et une multiplication d'agressions et de crimes racistes. Ce film prouve, et c'est heureux, qu'il a toujours existé en France un puissant mouvement d'opinion hostile au racisme, et prompt à se manifester. Le résultat de cette marche n'est pas rien : d'abord une prise de conscience, ensuite la carte de séjour des étrangers prolongée à 10 ans.

La fin du film lance une pique inutile contre le mouvement SOS racisme, laissant entendre que celui-ci aurait récupéré et dévoyé les buts de la marche de 1983. C'est injuste et faux. J'ai un peu participé à ce qui se passait à cette époque, j'aimerais en témoigner et rectifier. Après le grand succès de la marche, une deuxième a été organisée, l'année suivante, dans un style différent. Les initiateurs historiques, le père Delorme par exemple, en étaient absents, je ne sais plus pour quelle raison (je crois qu'ils trouvaient inutile de réitérer un événement pour eux unique, qui avait suffisamment porté ses fruits). Il y avait donc, déjà, une première dissidence.

Au printemps 1984, à Paris, j'ai assisté aux réunions préparatoires de cette seconde marche. L'idée était, cette fois, non plus de marcher mais de sillonner la France à mobylettes, pour illustrer la formule que Jamel Debbouze prononce dans le film : La France, c'est comme une mobylette, ça avance au mélange. Cette "marche" motorisée devait partir de plusieurs grandes villes de France, et confluer sur Paris à la fin 1984. A l'époque, j'avais du temps (c'est-à-dire pas de travail) et une mobylette : je me suis donc porté volontaire. Et puis, durant l'été, j'ai trouvé un boulot qui m'a conduit à renoncer au projet.

La marche à Paris, mobylettes en tête, a connu un succès moins grand que la première édition, mais la mobilisation demeurait forte. Surtout, dans la foule, des petites mains en plastique, toute jaune, avec un slogan efficace et amusant (Touche pas à mon pote), se vendaient comme des petits pains. C'était le début, par un coup publicitaire à la fois simple et génial, de SOS racisme. Ce mouvement n'a pas trahi la cause, il lui a donné une autre coloration, médiatique et sociétale. Au lieu d'en rester aux militants associatifs de base, il s'est ouvert aux personnalités et aux intellectuels. Ses organisateurs, Harlem Désir et Julien Dray, avaient un savoir faire acquis à travers le militantisme d'extrême gauche, alors que les pionniers de la marche n'étaient pas des militants politiques au sens strict. Les thèmes ont évolué vers la défense du multiculturalisme, de la société pluri-ethnique, du droit à la différence, dans une approche en quelque sorte plus positive et plus joyeuse. La marche en restait à des mots d'ordre plus traditionnels et plus revendicatifs : l'égalité républicaine et la lutte contre le racisme. SOS donnait une touche plus moderne à l'antiracisme.

Pour ma part, je ne crois pas qu'il y ait contradiction entre les deux inspirations antiracistes, même si les distinctions sont réelles. J'ai participé à l'une et à l'autre, que je considère comme complémentaires. Peu importe finalement la façon dont on combat le racisme, sur quels thèmes on le fait : l'essentiel, c'est de le combattre, puisque 30 ans après, l'urgence est toujours là.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Djamel était amusant...mais ça "c'était avant" (comme dans la pub) car il devient de plus en plus cabotin et donc moins crédible dans ses interventions ou rôles de comédien

Karim SAIDI a dit…

Merci Emmanuel pour ce billet sur "la Marche". Juste 2 remarques : quand tu écris " organisé paradoxalement par un membre de l'équipe de XB" en quoi est-ce paradoxal ? , la gauche n'a plus depuis longtemps le monopole de l'anti-racisme ! Et je maintiens tout comme la plupart des marcheurs historiques que le PS a récupéré le mouvement avec SOS par une stratégie élaborée par Jacques Attali depuis l'Elysee !

Emmanuel Mousset a dit…

1- paradoxal que ce ne soit pas la gauche qui se saisisse de ce genre d'occasion.

2- Attali et l'Elysée ont certainement appuyé le mouvement, mais ne l'ont pas créé de toutes pièces.

Ceci dit, ces deux petites divergences sont très mineurs. Ce qui compte, c'est le film et ton heureuse initiative.

Karim SAIDI a dit…

Bien entendu Emmanuel le principal est dans le combat anti-raciste que nous menons ensemble et que tu mènes brillamment avec Rencontres Citoy'Aisne !