vendredi 6 décembre 2013

Pour Nelson, à Vincent



La disparition de Nelson Mandela m'inspire deux anecdotes personnelles. En 1977-1979, j'étais pensionnaire au lycée d'Argelès-Gazost, dans les Hautes-Pyrénées. Je venais de loin, puisque du Berry. Mais certains de mes camarades internes venaient d'encore plus loin. Parmi eux, il y avait Vincent, dont je m'étais fait un ami parce qu'il m'avait prêté son vélo (j'ai appris dans la suite de ma vie qu'il y avait pire motif en matière d'amitié).

Vincent était très gentil, très sympa. Il venait de beaucoup plus loin que moi, puisqu'il avait séjourné plusieurs années en Afrique du Sud. J'étais déjà de gauche à l'époque, c'est-à-dire que le système de l'apartheid me faisait horreur (l'extrême droite, en ce temps-là, le défendait). Vincent, à mon grand scandale, m'expliquait que le régime n'était pas ce qu'on croyait, ce qu'en disaient les médias. Il me racontait son enfance auprès des domestiques noirs, gentils avec lui et lui, gentil avec eux.

Pour Vincent, adolescent comme moi, l'apartheid n'était pas raciste ni exploiteur, mais protecteur et bienveillant : les noirs n'étaient pas en capacité de diriger, les blancs le faisaient pour eux, pour leur bien, dans leur intérêt. Pour lui, Nelson Mandela, qui n'était pas encore tout à fait l'icône universelle qu'il est ensuite devenu, n'était qu'un communiste, un révolutionnaire, quelqu'un de violent qui voulait précipiter l'Afrique du Sud dans le chaos. J'ajoute, pour compléter le tableau, que Vincent appartenait à la grande bourgeoisie catholique parisienne (ses parents habitaient rue de Varennes, c'est vous dire), qu'il allait à la messe et prônait bien sûr les valeurs évangéliques. Ses propos me révulsaient, on s'engueulaient, mais c'était quand même mon copain, et je tenais à son vélo.

Seconde anecdote : 1984-1984, je travaillais à Paris, dans le bureau d'une régie publicitaire, à vendre par téléphone des encarts pour des magazines d'entreprises. Chaque vendredi soir, pendant plusieurs semaines, en sortant du bureau, mon attaché-case à la main (!), je me rendais quai Branly, devant l'ambassade d'Afrique du Sud, pour manifester ma solidarité à Nelson Mandela, avec une cinquantaine d'autres personnes à chaque fois. Je portais un badge anti-apartheid, parce que c'était la mode des badges (solidarnosc, Touche pas à mon pote). Mandela avait alors un titre de gloire qui en disait long et qui m'impressionnait beaucoup : "le plus vieux prisonnier politique du monde". Mais l'apartheid autant que les régimes communistes semblaient ces années-là des régimes immuables, ancrés à jamais dans l'Histoire. Ainsi, nos manifestations étaient vécues comme des témoignages un peu dérisoires, dont les télés et les radios parlaient assez peu.

J'ai revu Vincent une seule fois, dans son bel appartement rue de Varennes, plusieurs années après notre amitié pyrénéenne. Il suivait des études de droit. Il m'a reçu chez lui par politesse, pas très longtemps, il avait du travail à faire. J'ai compris : je n'étais plus son ami. Nous n'avons évidemment pas parlé de Nelson Mandela ni de l'apartheid, puisque nous avons si peu parlé. Je ne sais pas ce qu'il est devenu depuis. Mais il est sûrement resté bourgeois, peut-être avocat d'affaires, cadre supérieur, haut fonctionnaire ... Je me demande quelles sont, en ce jour du décès de Nelson Mandela, ses réactions : pense-t-il toujours que l'apartheid n'était pas une si mauvaise chose ? Voit-il encore en Mandela un dangereux perturbateur de l'ordre social ? Je ne le saurai jamais, je n'ai pas cherché à retrouver mon ancien ami Vincent, son nom s'est même effacé longtemps de ma mémoire. Il me revient seulement à l'esprit aujourd'hui.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Belle histoire Emmanuel et très bonne mémoire ...
Christophe