dimanche 22 décembre 2013

Coup de fatigue



La réforme des rythmes scolaires va être au coeur de la campagne des élections municipales. Mais déjà, depuis plusieurs mois, une longue plainte monte de beaucoup de familles de France, un cri de détresse et d'alarme : nos enfants sont fatigués ! Ils rentrent épuisés, ils terminent la semaine sur les genoux, ils dorment en classe, ils n'arrêtent pas de faire la sieste. Fatigue nerveuse aussi : ils sont agités, remuants, on ne les tient plus. Et tout ça à cause du fatigant Peillon et de sa fatigante réforme des rythmes scolaires !

L'argument de la fatigue est imparable. Une fois avancé, il ne vous reste plus qu'à vous replier, vous soumettre, renoncer à la réforme. Il faudrait être des barbares pour persévérer dans un projet qui fatigue nos pauvres chéris ! Les autres arguments, on peut en débattre, y répondre, leur riposter : celui-là, c'est le coup de massue. La fatigue de nos enfants n'est pas négociable.

Mais l'argument est trop facile. D'abord, il est très subjectif : un enfant, c'est souvent fatigué. D'ailleurs, il suffit qu'il le dise pour qu'il le soit. C'est la magie de la parole enfantine. Et puis, de quoi, par quoi l'enfant est-il fatigué ? D'aller en classe 4 jours et demi au lieu de 4 jours (se lever un matin supplémentaire, c'est harassant ?) ou bien de passer son temps devant des écrans de toute sorte et de se coucher tard ? O hypocrites parents, ce qui fatigue vos enfants, ce n'est pas l'école, c'est la vie que vous leur faites mener !

Au lieu de gémir, les parents feraient mieux de se réjouir. Eh oui : des enfants sortant de l'école la tête reposée et le corps détendu seraient de petits fainéants, ou bien leurs enseignants laxistes. Comme tout lieu et activité de travail, l'école doit fatiguer. C'est le meilleur signe qu'on y a fait des efforts. D'ailleurs, depuis que l'école existe, les enfants en sont toujours revenus fatigués. Parents, soyez heureux que vos enfants sortent fatigués de l'école : c'est la preuve qu'ils ont travaillé ! Récompensez-les pour cela, et ne les encouragez surtout pas à la paresse.

Les enfants n'aiment pas spontanément l'école, c'est vieux comme le monde (les enseignants sont là pour la leur faire aimer). Les enfants sont également malins comme des singes : en entendant les grands, papa maman, critiquer la nouvelle organisation scolaire, les petits les singent, exagèrent, se saisissent de la trop belle occasion pour manifester leur rejet de l'institution scolaire en se disant fatigués. Ils sont à la fois sincères et comédiens, duplicité typiquement enfantine. Il suffit de ne pas les écouter et les remettre au travail.

Evidemment, ce coup de fatigue national provoqué par la réforme des rythmes scolaires est trop puissant et trop général pour avoir son origine seulement dans le comportement des enfants. C'est peut-être plus les parents qui sont atteints par le coup de pompe ! Un adulte dans la société contemporaine est quelqu'un de très occupé : il y a le travail, les loisirs, la famille ; si en plus il faut conduire à l'école le gamin un mercredi matin ! Le samedi matin, n'en parlons même pas : le week-end est blindé d'activités, comme on dit aujourd'hui. Les parents sont fa-ti-gués.

Mais les enseignants aussi sont fatigués. Avant, ils avaient droit à un mercredi libre, complètement libre, qui coupait agréablement la semaine en deux, une jolie pause d'une journée entière. Deux jours de travail, un jour de repos, deux jours de travail, deux jours de repos : c'était une belle martingale, une sorte d'harmonie universelle, très reposante, des chiffres bien ronds, apaisants. Les 4 jours et demi, c'est boiteux, longuet et donc fatigant.

Mais les élus aussi sont fatigués. Ils doivent mettre en oeuvre la réforme dans leur commune : il faut trouver des sous, avoir de l'imagination, réfléchir à de nouveaux horaires, trouver des intervenants, solliciter des associations, mettre en place un projet pédagogique, réaménager les transports, consulter les parents, négocier avec le Département ... Tout ça est très fatigant. Supposez que la réforme des rythmes scolaires n'ait jamais existé : tous ces efforts non plus n'auraient pas existé, les maires de France auraient donc été beaucoup moins fatigués. CQFD.

A bien y réfléchir, je ne pense pas que les enfants, les parents et les élus soient les seuls à être fatigués, et pas seulement à cause de cette réforme. C'est la France entière qui traverse une sérieuse période de fatigue, de blues, de stress, de burn-out, carrément dépressive. La plupart des gens sont fatigués de la classe politique. Je me demande même si la démocratie ne les fatigue pas. L'Europe aussi fatigue : tant de personnes n'y croient plus, la rejettent violemment. Surtout, la mondialisation économique, la concurrence des pays émergeants fatiguent notre peuple, qui rêve d'un avenir tranquille, pépère, libéré de tout effort : une immense envie de sieste prend la société française, un idéal de charentaises et de roupillon. Allez savoir si les Français ne sont pas fatigués d'eux-mêmes, de leur passé prestigieux et de leur destin incertain ...

Et vous, lecteurs, lectrices, vous sentez-vous à votre tour fatigués ? Attention, c'est contaminant. En ce qui me concerne, ce sentiment m'est étranger. Et quand il m'arrive d'être fatigué, je ne m'en rends pas compte, j'en redemande encore.

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