jeudi 30 août 2012

Philo popu



Pas une semaine sans que j'aille faire une animation ou une conférence philosophiques quelque part dans l'Aisne, en des lieux et avec des publics divers, école primaire, bibliothèque, prison, hôpital, centre social, association et autres, qui ne sont pas habitués à la philo, réservée à la terminale des lycées et à la fac. Je ne cherche pas, je ne demande pas, on me sollicite (un jour, même par des militaires, à Couvron !).

Ca n'arrive qu'à la philosophie : la chimie, l'allemand ou la poésie ne connaissent pas un tel engouement. Comment ma discipline professionnelle est-elle devenue à ce point populaire que je l'exerce en dehors de mon métier stricto sensu ? C'est la question que j'ai traitée mardi dernier à la bibliothèque municipale, dans le cadre de mes conférences d'été. Ma réponse : le phénomène est récent (les années 90) mais les racines sont anciennes.

Finalement, la popularité de la philosophie ne remonte-t-elle pas à l'Antiquité ? Socrate se promenait sur l'agora d'Athènes et discutait avec qui voulait bien s'entretenir avec lui. Les stoïciens et les épicuriens ne se contentaient pas de grandes théories, ils proposaient à tout citoyen un mode de vie pour accéder au bonheur (voir à ce sujet les travaux de Pierre Hadot). De quoi rendre populaire ! Par la suite, à l'époque classique et moderne, quelques dates-clés sont à retenir, qui se resserrent progressivement dans la période contemporaine :

1637 : Descartes publie son "Discours de la méthode" en français, pour le rendre accessible à un plus grand nombre, alors que depuis des siècles on philosophait et écrivait en latin.

1850 : Marx sort son "Manifeste du parti communiste", qui est bel et bien, malgré son titre, un ouvrage de philosophie, mais à destination des ouvriers, cas unique au monde, le premier best-seller philosophique.

1945 : Jean-Paul Sartre fait une conférence à Paris sur l'existentialisme, qui attire plusieurs centaines de personnes. Il lance la première mode philosophique, qui se développera à Saint-Germain-des-Prés, dans les cafés et les boîtes de jazz, avec Gréco, Vian et Sagan.

1968 : Diogène vivait dans un tonneau, Sartre harangue les ouvriers, monté sur un bidon, devant l'usine de Billancourt. La philo descend dans la rue.

1977 : la philo entre à la télé alors qu'elle ne connaissait que les salles de classes et les amphis. C'est l'émission de Pivot, "Apostrophes", sur "les nouveaux philosophes", avec une tête de chef indien (Glucksmann) et une gueule de demi-dieu grec (Bernard-Henri Lévy). Des portraits qui n'ont rien à voir avec le prof de philo tradi, vieux, moche et rasoir. Ah ce BHL, il est beau, riche et intelligent, trois bonnes raisons de le détester, trois mauvaises raisons pour qu'il m'épate, à l'âge de 16 ans. Un homme qui vole, qui ment ou même qui tue, il arrive qu'on se montre plus indulgent avec lui ... Quelques années plus tard, André Comte-Sponville, Luc Ferry et Michel Onfray s'engouffreront dans la brèche médiatique.

1991 : "Le monde de Sophie", une histoire littéraire de la philosophie de Jostein Gaarder, se vend à plusieurs millions d'exemplaires dans le monde entier. Cette année-là commence vraiment la popularisation de masse de la philo.

1992 : la philosophie s'installe dans un lieu populaire par excellence, le bistro ! C'est la création du premier café philo à la Bastille, par Marc Sautet. La formule va se répandre à travers toute la planète.

1997 : Avec "Grain de philo", France 3 lance la première émission régulière de philosophie (avant, il y avait quelques émissions épisodiques sur la philosophie).

2006 : la philo a son magazine, un mensuel, "Philosophie magazine", chez tous les marchands de journaux, à côté des revues de pêche, de moto et de porno.

Ce succès imprévisible de la philosophie, qui est plus qu'une mode passagère puisque vingt ans après l'engouement est toujours là, ne fait pas que des heureux. Les plus sceptiques, pour ne pas dire franchement hostiles, c'est contre toute attente certains profs de ... philo, qui estiment que leur belle discipline perd en qualité à se populariser. Peut-être, mais l'important pour moi, c'est qu'il y ait de la pensée, quels qu'en soient la forme et le lieu.

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