mercredi 8 août 2012

Mourir de vieillir



On se souvient du film de Cayatte et de la belle chanson d'Aznavour. Aujourd'hui, on meurt moins d'aimer que de vieillir. C'est le sens de l'intervention saisissante de la ministre déléguée aux personnes âgées, Michèle Delaunay : nos vieux se suicident, surtout les hommes, surtout passés 85 ans. Ce n'est plus mourir de vieillesse ou de maladie comme autrefois, mais en mettant fin à ses jours. Les "vieux jours" sont désormais insupportables à vivre. Vieillir est devenu une souffrance à abréger (à ne pas confondre avec les problèmes de la "fin de vie", des soins palliatifs, de l'acharnement thérapeutique et de l'euthanasie, qui constituent un autre débat).

La ministre évoque des cas récents de suicides de personnes très âgées, spectaculairement dramatiques : défenestration, fusil dans la bouche, sépulture sauvage dans un fossé. Je les rappelle crûment pour souligner tout le désespoir qui s'en dégage. Tout suicide est tragique, mais certains sont sublimés par leurs motifs, l'honneur chez les stoïciens ou la passion chez les romantiques. En revanche, qu'un vieillard séparé de la mort par seulement quelques années puisse précipiter le moment fatal, au lieu de profiter tranquillement de ce temps qui lui reste à vivre, cela a quelque chose de particulièrement scandaleux, et même d'énigmatique. Jusqu'à présent, l'acte suicidaire semblait réservé à l'adolescent inconscient et fragile.

Dans L'Union, ce matin, un article confirme atrocement ce désespoir qui frappe le grand âge : il a 90 ans, elle a 88 ans, 64 ans de vie commune, malades ; tous les deux, habitant à Reims, ont voulu en finir. Le mari a poignardé sa femme et n'a pas réussi à se tuer. Il a eu cette phrase terrible en guise d'explication : "J'ai suicidé ma femme et je n'arrive pas à me suicider". Ces situations sont extrêmes mais elles se multiplient. Face à ces tragédies, nous avons tendance à réclamer plus de moyens, de personnel et d'argent pour s'occuper de nos anciens. Nous avons bien sûr raison mais je crains que le mal soit plus profond et le remède insuffisant.

Notre société, depuis quelques décennies, vénère de façon folle trois déesses qui valent bien celles de l'Antiquité grecque et romaine : Beauté, Jeunesse et Santé (voyez le barouf qu'on fait autour des JO). Quand on est vieux, le culte ne marche plus, on se sent exclus par la mentalité commune, on n'est plus conforme aux canons et valeurs ambiants. L'argent, les moyens, l'entourage n'y peuvent pas grand chose : c'est dans la tête que ça ne va plus, parce que notre société déteste la vieillesse, même si parfois, hypocritement, elle s'en défend.

Et puis, il y a un évènement unique dans l'histoire de l'humanité qui est trop souvent négligé : pour la première fois, une civilisation, la nôtre, occidentale, s'est débarrassée du système de croyances, de religions, de transcendance sur lequel toutes les sociétés du passé, sans aucune exception, reposaient, dotées d'idéologies différentes selon les lieux et les périodes. Aujourd'hui, un vieillard n'a plus rien à espérer après la vie, pas d'au-delà auquel croire alors qu'autrefois l'idée d'un monde invisible et d'une réalité surnaturelle allaient de soi. Quand on approche de la mort, il n'y a plus que la mort, sans espoir de rédemption.

Enfin, et c'est sans doute le plus délicat à aborder, il y a ce qu'il est convenu d'appeler l'individualisme contemporain, qui a atteint un niveau incroyablement élevé : chacun veut être libre, vivre dans le confort et les loisirs (ce qui est parfaitement légitime). Sauf que la dépendance de nos vieux parents, membres de la famille ou même amis très âgés oblige à ce que nous détestons : le sacrifice et la dépendance (car les personnes qui dépendent de nous font que nous dépendons autant d'elles, quand il faut s'en occuper longtemps et lourdement, au détriment de notre confort et de nos loisirs). On a beau parler à tout bout de champ de "solidarité", celle-ci est très difficile à mettre en pratique chez des citoyens devenus à juste titre individualistes. Le christianisme, certes dans un tout autre contexte social, avait inventé deux valeurs bien utiles : l'amour et la charité. Il en faut, à fortes doses, pour s'occuper de personnes âgées, malades, qui n'ont plus toute leur tête. A défaut, je ne vois pas comment on fait. Mourir de vieillir ? Oui, quand on meurt peut-être de ne plus être aimé.

3 commentaires:

Evi a dit…

Salut Emmanuel,
très touchant ce billet surtout pour les gens de mon âge qui ont des vieux parents à s'occuper et en même temps ils rentrent dans cette période de la vie "le début de vieillesse",
dans ton dernier paragraphe tu touches la cause mais pourquoi tu écrits "à juste titre individualistes" c'est ce "juste" qui me dérange;
Je suis sûre que les vieux et vieilles non individualistes s'en sortent beaucoup mieux et je crois que ce n'est pas la religion de la génération précédente qui changeait les choses mais le fait que tout le monde avait son utilité jusqu'à la fin de sa vie,
tu ne crois pas?
Evi

Emmanuel Mousset a dit…

Je pense que l'individualisme moderne n'est pas forcément une mauvaise chose, mais il y a un prix à payer, qui est l'effacement ou l'atténuation des solidarités naturelles d'autrefois.

Quant à la religion, il n'est pas facile de mesurer son influence, mais je crois quand même que la vertu de compassion qu'elle véhiculait favorisait plus qu'aujourd'hui la solidarité entre les générations et les personnes.

Anonyme a dit…

Il n y qu'un responsable majeur: le capitalisme.
Dans un systeme capitalisme une personne agée est un inactif, rien que ce mot est péjoratif.
le capitalisme c'est la flexibilité du salarié qui doit etre libéré de toute contrainte familiale pour travailler (mobilité géographique, travail le dimanche, de nuit)
Qu'un homme refuse un emploi pour raison familiale est il est regardé comme un fou, c'est tout juste toléré chez une femme.
Le capitalisme n'integre pas les contraintes familiales dans son systeme.
il ya eu en 50 destruction du tissu familiale. Les personnes agées se retrouvent seules et le dimanche la table de la salle à manger reste désespéremment vide.
Le capitalisme encourage à outrance les activités economiques du week end, il faut consommer du loisirs. Publicité agressive pour les parcs d attractions, les courts séjours, memes les manifestations locales veulent rentabiliser, st quentin est recouverte d afiches pour la fete d amiens , puis de cambrai, puis de reims....
On est sollicité constamment pour échapper à ce que le capitalisme ne souffre pas: rester en famille chez soi.
le capitalisme privilégie l'individualisme, libérez vous et faites votre vie, il n'encourage ni l'amour, ni la solidarité.
Il est difficile de vieillir mais il est encore plus terrible d etre abandonné par ses enfants.