lundi 19 septembre 2016

L'impossible silence



Dois-je encore expliquer ma réticence, pour ne pas dire mon hostilité envers les hommages aux victimes des attentats, qui ont connu aujourd'hui leur point d'orgue ? Il y a de quoi hésiter, tant la cause semble bonne et l'unanimité se faire autour de telles cérémonies. Pourtant, il faut à nouveau se départir du conformisme ambiant. L'exaltation du statut de victime est une mauvaise chose, parce qu'elle résulte de trois confusions dommageables :

1- La victime et le héros. Ils sont désormais quasi synonymes, mis en tout cas au même niveau. Les victimes sont célébrées comme on célébrait autrefois les héros. le point extrême de cette confusion, c'est le projet d'une médaille à décerner aux victimes. C'est d'une inanité absolue. Une médaille récompense un comportement exemplaire, valeureux ou vertueux, celui du héros, dont l'héroïsme suprême est de donner sa vie pour autrui ou une cause. La victime n'est pas du tout ça. Sa mort est le fait d'un hasard tragique, qui ne doit absolument rien à ses qualités ou à sa volonté. Il n'y a donc pas à la décorer, la distinguer ou en faire l'éloge : ça n'a aucun sens. Personne ne cherche à imiter une victime, ce serait absurde ; mais il est bon d'admirer et de suivre un héros.

2- Les morts et les vivants. Une étrange notion vient de faire son apparition : celle de "victimes psychologiques", qui ne sont nullement les victimes de l'attentat, mais des traumatisés par lui. Sous le terme générique de victime, on confond les deux, et c'est consternant. La seule et véritable victime d'un attentat est celle qui a perdu la vie, qu'on ne peut pas mettre au même niveau, là encore, que celui qui est resté vivant, aussi choqué soit-il par la tragédie. C'est une insulte aux disparus que d'identifier morts et vivants. A l'extrême limite, on va jusqu'à penser que les vivants sont plus à plaindre et à pleurer que les morts, qui eux ne souffrent plus. Quelle folie !

3- La compassion publique et la douleur privée. La douleur est quelque chose d'intime qui devrait le rester, ne pas s'étaler publiquement, parce que c'est inutile, parce que ça ne peut que décupler la douleur. Les hommages aux victimes mettent fin à la distinction entre domaine public et domaine privé. Ce matin, sur France Inter, nous avons eu droit à une séquence stupéfiante : le père de Lola, petite fille victime d'un attentat, a détaillé tous ses faits et gestes dans la journée où son enfant a disparu, allant jusqu'à confier qu'il avait fait l'amour avec sa femme ce jour-là ! Le journaliste qui l'interviewait n'a pas tiqué, ne s'est pas étonné de l'incroyable impudeur, de l'indécence de cet homme. Et pour compléter le tableau, le père a précisé qu'il avait voulu que les obsèques de sa fille soient joyeuses, comme pour faire un pied-de-nez au terrible destin. Mais dans quel monde vivons-nous pour induire de tels comportements ?

Le problème de notre époque, c'est que nous ne savons plus faire silence. Aux victimes, nous offrons une reconnaissance insensée, alors que le meilleur hommage à leur rendre serait le silence. Les grandes douleurs sont muettes. Le silence est la façon la plus expressive de marquer une absence définitive. Le drame contemporain, c'est que nous avons besoin de parler et de son corollaire, être écouté. Tout silence nous est insupportable, tout bavardage appelle notre indulgence. A la télé, chez le psy, partout ailleurs, on parle, on parle, on parle, alors qu'il faudrait se taire, garder ses malheurs pour soi, ne pas en incommoder les autres, comme on savait le faire autrefois, où l'on n'était pas plus malheureux.

10 commentaires:

C a dit…

Et si on était suffisamment intelligent pour saisir l'inanité des médailles et autres "récompenses"...
Déjà les bons points n'ont plus cours en "primaire"...
Ni les images...
Bon point = chevalier de ceci ou de cela...
Image = officier de cela ou de ceci...
La seule récompense, c'est l'estime que le concerné se porte à lui-même.
Et le reste, c'est pour amuser la galerie.

Anonyme a dit…

Emmanuel, le docteur Salonis, invité de Léa Salamé hier sur France Inter a évoqué la journée où il a mangé, fait l'amour mais ce n'était pas le jour de l'attentat mais des semaines et des semaines plus tard...il a expliqué que la vie était là mais aussi sa fille toujours aussi présente...les étapes du deuil etc. pour les obsèques, il a respecté le souhait de sa fille ( étudiante, ce n'était pas une petite fille) qui s'était exprimé à ce sujet comme des jeunes peuvent le faire au sujet du don d'organes.

Emmanuel Mousset a dit…

J'ai réécouté attentivement l'entretien. Il y a une petite ambiguïté, mais l'interprétation va en effet plutôt dans votre sens, en ce qui concerne la date. Ca n'enlève rien à ma réflexion, ça la renforce même : faire état d'un rapport sexuel quelque temps après la disparition de sa fille, c'est au moins un comportement étonnant. "L'indicible de A à Z", intitule-t-il son livre : précisément, l'indicible n'a pas à se dire. Joli lapsus d'ailleurs : "L'indécence de A à Z", voilà le titre qui se cache derrière le titre.

D'autre part, qu'un médecin s'étonne qu'il ne parvienne pas immédiatement à avoir des nouvelles de sa fille, qu'il lui faille attendre plusieurs heures, que l'information lui vienne par un simple coup de fil, c'est moi qui m'étonne qu'un médecin, habitué de ce genre de situation réagisse ainsi ... et en fasse tout un livre. Son étrange "culpabilité" cherche sa solution en semblant culpabiliser les autres, les secours pas assez rapides, l'administration n'agissant pas comme il faut, etc.

Le narcissisme morbide dont fait preuve le docteur Salonis, sous couvert d'un hédonisme déculpabilisant (faire l'amour quelques semaines plus tard, faire la fête pendant les obsèques), est quelque chose de stupéfiant pour moi. Je comprends en même temps que cette attitude soit en phase avec notre époque, puisque personne ne s'en offusque, ni même ne s'interroge, et surtout pas ceux dont c'est le métier : Léa Salamé, à aucun moment de l'entretien, ne pose une question dérangeante ou ne manifeste le moindre esprit critique à l'égard de son invité.

Ceci dit, comme toujours sur ce blog, je ne prétends à aucune vérité, je dis simplement ce que je pense et ne m'interdis jamais de changer de point de vue, si la discussion m'y conduit.











Anonyme a dit…

Ce livre, cet entretien...
Du voyeurisme...
Mais si c'est la façon pour ces gens là de se faire un nouveau moral et en primes quelques sous, grand bien leur fasse : nous ne sommes ni obligé de lire ça ou d'écouter ça.

Emmanuel Mousset a dit…

... mais on peut analyser le phénomène et donner son avis.

Philippe a dit…

Ces activités « occupationnelles » sont au final des occupations de télé-réalités ou semblables ou analogues et font partie de la vieille gouvernance des peuples qui depuis des millénaires a fait ses preuves … : des jeux et du pain.
Des jeux
On occupe les cerveaux par ces c……. cela évite d’informer des choses sérieuses, voir mes commentaires dans le sujet précèdent. On pourrait y ajouter la sécurité des personnes pour éviter d’aller aux enterrements, et aussi le djihad de la France en Afrique dont on ne parle plus … etc. etc..
Du pain
Le ventre est calmé de ses gargouillis grâce aux prestations de survie non liée à un travail et que certains désirent remplacer par une seule prestation, peu importe son nom, comme si, ils avaient inventé le fil à couper le beurre !

Anonyme a dit…

Vous avez raison, vous ne savez pas faire silence , vous avez besoin "d'écrire" et de son corollaire "être lu".

Emmanuel Mousset a dit…

L'écriture est le plus silencieux des exercices, avec la lecture.

R a dit…

L'écriture est le plus silencieux des exercices, avec la lecture.
Mais il y en A qui lisent à haute voix comme il y en a d'autres (mais pourquoi pas les mêmes) qui ne savent penser qu'en parlant.
Mais c'est de peu d'intérêt, à tout le moins, relatif.

Emmanuel Mousset a dit…

En ce qui me concerne, j'écris et je lis dans le silence le plus total.