samedi 17 septembre 2016

La théorie du trou de souris



Notre époque adore les mots, jouer avec les mots, inventer des mots. Les actes, plus personne n'y croit ; mais les paroles, qui abondent un peu partout, oui. En même temps, le beau langage a disparu. A la télévision, les journalistes ne s'expriment plus comme Roger Gicquel, dans un parler très classique. Nicolas Sarkozy parle mal, comme lors de son émission de jeudi soir : "c'est les juges qui", a-t-il répété. Même les médias longtemps de référence, Le Monde ou France Inter, ont renoncé. Quelques exemples récents : lors des dernières élections en Allemagne, nous avons entendu ou lu que Angela Merkel avait "reçu une claque" ; autrefois, on aurait dit, plus correctement, qu'elle a "subi une défaite". Dans le procès Cahuzac, l'ancien ministre, à propos de Michel Rocard, a "lâché une bombe", au lieu de "faire une révélation" ou de "provoquer un scandale".

Pourquoi cet abaissement vulgaire, cette trivialité du langage, qui n'aurait pas été admis, dans la parole publique, il y a une trentaine d'années ? La "claque" et la "bombe" sont excitantes, expressives, dramatiques. Dans une société qui ne vibre plus aux actions ou aux idées, il ne lui reste plus que les mots pour se stimuler. Le langage sert aussi à consoler, caresser, refouler. Hier, à propos de l'explosion de gaz à Dijon, une expression était reprise avec gourmandise : certaines victimes étaient en état "d'urgence absolue". C'est quoi, l'"urgence absolue" ? Ca ne veut pas dire grand-chose. Ca cache quoi ? Je suppose que ces victimes sont "grièvement blessés". Mais "urgence absolue" allie la gravité au vocabulaire technique, neutralise la douleur et la possible mort, laisse entendre sans vraiment dire.

Bon, venons-en à notre "trou de souris". C'est la formule qu'utilisent depuis quelques semaines de très sérieux journalistes politiques (sauf Alain Duhamel, old school), pour qualifier les chances de l'emporter de François Hollande à la prochaine élection présidentielle. Trou de souris ! Il fallait l'inventer, celle-là ! Trou de souris, pour dire que les probabilités de gagner de l'actuel chef de l'Etat sont réduites, minimes, minuscules, parce qu'une souris n'est pas un animal très gros, et qu'un trou de souris est souvent plus petit que la petite bête qui s'y infiltre.

Pourquoi donc cette expression si fantaisiste, tellement peu sérieuse qu'elle semblerait venir d'une conversation d'enfants, alors que le vocabulaire est suffisamment riche pour faire appel à d'autres termes ? C'est la marque de la puérilité ambiante, de l'infantilisme grandissant. Et puis, l'hédonisme a gagné le langage : "trou de souris", c'est plus amusant en bouche que "possibilité restreinte". D'ailleurs, quand le commentateur le prononce, c'est avec ce sourire qui traduit la satisfaction de soi de celui qui vient de reprendre un bon mot, sans être dupe de sa petite plaisanterie (la souris fait sourire : eh oui, je m'y mets aussi ...). Roger Gicquel ne souriait pas, en présentant le journal télévisé de TF1 il y a 40 ans, ou bien tout à la fin, d'un sourire triste, gêné, comme pour s'excuser des malheurs de l'actualité qu'il venait d'exposer. Aujourd'hui, aucune pudeur : on détaille l'évènement le plus horrible, on débite des précisions inutiles, et dès qu'on peut, on affiche un large sourire.

Si j'en veux à ce "trou de souris", c'est surtout pour une autre raison : l'expression est fausse, ne renvoie à rien, sinon au plaisir de ceux qui l'emploient. Nous savons seulement que la popularité de François Hollande est très basse aujourd'hui dans les sondages. Nous ne pouvons pas en déduire grand-chose sur ce qui se passera dans huit mois. Quoi qu'il en soit, on ne devient pas ou ne redevient pas président de la République en passant par un "trou de souris". Ou alors c'est qu'on veut dire que Hollande est battu d'avance, ce qui n'est jamais certain en politique. A moins qu'on veuille ramener celle-ci au jeu du chat et de la souris. Mais qui est alors le matou ? Le Pen ou Sarkozy ? "Trou de souris" : non, décidemment, je renonce à l'employer. Ca fait trop Mickey ou chanson d'Henri Salvador.

8 commentaires:

Philippe a dit…

Wikipedia :
"Le novlangue (en anglais Newspeak) est la langue officielle d’Océania, inventée par George Orwell pour son roman 1984 (publié en 1949). 1
Le principe est simple : plus on diminue le nombre de mots d'une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir, plus on réduit les finesses du langage, moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l'affect. La mauvaise maîtrise de la langue rend ainsi les gens stupides et dépendants. Ils deviennent des sujets aisément manipulables par les médias de masse tels que la télévision."
"trou de souris" est donc à ajouter à « dérapage », « taclé par » etc. etc. etc.
C'est peut être l'un des marqueurs d'une culture décadente ?????

Emmanuel Mousset a dit…

Discutable : chez Orwell, c'est l'Etat qui fabrique un nouveau langage. Aujourd'hui, les mots "nouveaux" sont les produits de la société, et le pouvoir politique est à la traîne.

Philippe a dit…

" les mots "nouveaux" sont les produits de la société, et le pouvoir politique est à la traîne."
exact
mais société est trop vague
Il me semble qu'il peut s'agir d'une minuscule partie de la société, celle des "médiacrates", en fait les scribes des propriétaires des médias, d'autres diraient médiacrates valets de financiers.
Dans cette hypothèse ces médiacrates pensant faire plaisir à leurs maîtres trouvent par eux-même une novlangue orwellienne. Cela irait bien avec 4ème pouvoir !
Pouvoir médiatique pouvoir politique il y a toujours la notion de pouvoir.

Emmanuel Mousset a dit…

Difficile à dire. Je crois que vous surestimez le rôle du pouvoir politique sur la société. Son influence est limitée. Le langage provient de partout et de nulle part. Les mots vont et viennent sans qu'on sache pourquoi. Une seule constante, depuis un siècle et demi : l'influence grandissante de la civilisation américaine en France ... et à travers le monde. Le langage s'en ressent (et je ne parle même pas des termes empruntés directement à l'anglo-américain).

Anonyme a dit…

Vous avez raison de souligner cette inflation verbale qui disproportionné les choses et les actes. Comme dans le politiquement correct que partagent bien les socialistes quand ils disent comme tous le monde: les malentendants au lieu des sourds, les malvoyants au lieu des aveugles, et les plus démunis au lieu des pauvres. Pour cette dernière catégorie ce n'est pas surprenant non plus dans la mesure où ils ont non seulement renoncé à combattre la pauvreté mais aussi ils s'accommodent très bien de sa progression.
Par contre l'expression "trou de souris" est une image très parlante de la situation dans laquelle se trouve Hollande ce qui ne veut pas dire que son échec est forcément programmé mais il aura beaucoup de mal à remonter la pente de l'impopularité constante et même en progression depuis un an grâce notamment à la Loi-travail.

Philippe a dit…

C'est certain que tout cela est poreux, et maintenant porosité à l'échelle Monde

Emmanuel Mousset a dit…

Dernièrement, j'ai entendu parler des "mal marchants". Véridique !

F a dit…

Il n'y a nul motif pour se désoler parce qu'un végétal vivant vit et croît comme la nature le pousse à vivre.
Ce végétal vit parce que conçu par un principe dit femelle a été fécondé par un autre dit mâle.
Il n'y en a pas davantage de s'émouvoir du constat qu'une langue vivante vive.
Le français est une langue vivante.
Fécondé par la culture de ses locuteurs et aussi par ses étrangers, le français évolue et continuera son évolution que certains approuvent inutilement et d'autres réprouvent tout autant inutilement.
Vive le français vivant !
Gloire aux français trépassés !