mardi 22 juillet 2014

Le suicide de travail



Le Conseil d'Etat a pris la semaine dernière une décision passée quasiment inaperçue, qui aurait dû cependant susciter des protestations, soulever un débat de fond entre philosophes, sociologues, moralistes et théologiens. Pour moins que ça, notre société s'agite dans de vaines polémiques. Et là, rien du tout ! De quoi s'agit-il ? De la qualification du suicide en accident du travail. Personne ne semble avoir été choqué par cette prise de position, que je trouve consternante pour trois raisons :

1- Mettre fin à ses jours, quelle qu'en soit la raison, ne peut pas être réduit à un accident. La nature de l'accident est le hasard malheureux, la circonstance dramatique, l'enchaînement involontaire de causes fâcheuses. Un suicide ne peut pas être assimilé à un tel phénomène, à une pareille définition. Le geste irréversible est une décision personnelle, un élan mystérieux et fatal de l'âme, une volonté de destruction de soi motivée par la passion, le désespoir ou l'on ne sait quoi, mais certainement pas quelque chose d'identifiable à un accident.

2- De plus, le suicide ne correspond pas à ce qu'on appelle un accident du travail. Celui-ci est le résultat d'une cause matérielle et mécanique, extérieure au travailleur, comme lorsqu'une machine broie la main d'un ouvrier. Au contraire, un suicide est une réaction intime, intérieure, psychologique. Transformer un suicide en accident du travail, c'est comme si on prétendait, sur un mode cette fois mineur, que la fatigue est un accident du travail. Ca n'a pas de sens, c'est mettre du psychologique là où il ne peut pas et ne doit pas y en avoir.

3- Le plus grave dans cette décision du Conseil d'Etat, c'est qu'elle laisse penser qu'une tragédie parmi les plus terribles de l'existence, mettre un terme à sa vie, puisse trouver un dédommagement matériel. Rien ne pourra jamais réparer la perte de la vie, surtout pas une indemnité. Cette évolution du droit sous-entend que l'argent pourrait être une juste compensation au malheur absolu, alors qu'il n'y peut rien du tout. Quand on me vole quelque chose, l'argent répare la perte. Mais quand c'est la vie qui disparaît, non.

Cette folie conceptuelle d'un suicide de travail est le résultat de notre époque, qui adhère à l'idée que la loi peut tout, que la psychologie doit être introduite partout, que l'argent est la préoccupation principale et la solution à nos problèmes, que le travail est un moyen d'épanouissement et d'identification personnelle. Chacune de ces idées est fausse, en tout cas contestable.

Le travail aurait dû rester ce qu'il a été pendant des millénaires : un moyen de gagner sa vie, et pas une fin en soi. Nous avons perdu la religion, nous avons réinvesti le sacré dans le travail. Et quand il est question de sacré, il est aussi question de sacrifice (ne voit-on pas aujourd'hui des désespérés s'immoler, comme dans les cultes anciens, à cause de leur travail ou de leur absence de travail ?). Notre droit est malade de vouloir s'emparer des drames les plus insolubles de l'existence. Je me demande avec curiosité et anxiété ce que sera la prochaine étape. Allez savoir si la mort dite naturelle ne va pas finir par entraîner des plaintes en justice et un procès devant les tribunaux !

3 commentaires:

Anonyme a dit…

On est dans l'axiome de la société responsable , donc de l'état providence et protecteur ; le care comme dit Martine AUBRY , mais les limites sont elles dépassées , vous semblez le dire ... On est aussi proche du débat sur l’euthanasie !!

Anonyme a dit…

N oubliez pas de dire qu'il est préciser que le suicide pourra être reconnu comme accident du travail ....chez les fonctionnaires !
le salarié de droit privé n est pas concerné, c'est une discrimination incroyable et intolérable.

Anonyme a dit…

Et si quelqu'un se suicide après un licenciement ; va - t - on engager une procédure avec lien direct à l'emploi , donc à son travail ??