vendredi 25 juillet 2014

Face à la tragédie



Les tragédies aériennes sont rares. Le ciel est plus sûr que la terre. Quand elles se produisent, les mêmes réactions ont cours, qu'on n'interroge pas puisqu'on est sous le choc de l'émotion. Pourtant, ces réactions nous apprennent beaucoup sur notre société, les mentalités collectives. Il y a d'abord l'incrédulité : nous sommes tellement habitués à la sécurité, par rapport au monde d'autrefois, que la tragédie nous semble impossible, qu'on n'y croit pas. Mais c'est parce que nous croyons trop à la toute puissance de la technique : comme si l'accident devenait inconcevable.

Dans le crash de l'avion d'Air Algérie, on va envisager une improbable piste terroriste, pour mettre un peu de rationalité, même fanatique, dans ce qui parait ne pas en avoir. La défaillance humaine, la fatalité naturelle, le hasard sont des causes désormais étrangères à notre culture. On a du mal à les accepter. Qu'un homme puisse commettre une erreur ne passe pas, que les forces de la nature soient plus fortes que nous et hostiles à nous semble invraisemblable, qu'un coup du sort puisse emporter une centaine de vie laisse abasourdi, fait croire à une superstition. Et pourtant, l'homme est imparfait, la nature est puissante et indifférente, les coïncidences dramatiques existent (le mal-heur).

La réception du tragique événement montre notre hyper-sensibilité. Une chaîne de télévision est allée jusqu'à déprogrammer un film, dimanche prochain, qui traite d'un détournement d'avion. Il y a 30 ans, ce genre de décision aurait été inimaginable. Le gouvernement prend des précautions extrêmes dans le traitement de l'affaire, veillant à ses mots et à ses actes. Compassion et communication se rejoignent, dans la crainte du faux pas, du geste malheureux, de l'expression déplacée. Comme si les suites de la tragédie étaient potentiellement dépositaires d'une souffrance aussi grande que la douleur réelle du crash.

C'est aussi pourquoi nous réclamons la vérité tout de suite, et complètement. Ce qui est bien sûr impossible, puisque les explications ne peuvent résulter que d'un long travail d'enquête. D'où le scepticisme, la suspicion et parfois l'accusation : on nous cache la vérité ! Mais qu'avons-nous à faire de la vérité ? Est-ce elle qui nous ramènera les morts que nous pleurons ? Il y a quelque chose de presque obscène dans cette obsession des causes, l'interrogation angoissée sur ce qui s'est passé, alors que ce ne sont que les conséquences qui nous touchent, qui nous remuent, qui nous déchirent : la disparition irrémédiable d'êtres humains, de familles entières. On ne devrait penser qu'à ça, et pas au reste, qui ne changera strictement rien.

Pour remédier à la tragédie, depuis toujours les hommes mettent en place des recours. Pendant longtemps, c'était la religion, avec ses rites, ses croyances. Aujourd'hui, on ne voit plus de prêtres auprès des familles des victimes, mais des psychologues. Plus précisément, des "cellules psychologiques", dont personne n'interroge les pratiques ni les compétences, puisque des hommes de bien, comme autrefois les hommes de foi, ne sauraient être remis en question. Je me demande cependant ce qu'ils peuvent apporter. Un curé, un pasteur ou un rabbin donnent une signification au malheur et apportent une promesse d'éternité. Mais un psychologue ? L'amour des familles survivantes, la solidarité affectueuse des amis, cela ne suffit-il donc pas à faire face à la tragédie, pour qu'on réquisitionne des psychologues ? Et puis, ne peut-on pas compter sur la dignité, la maîtrise et la compréhension de chaque être humain, qui a en lui bien des moyens pour surmonter le malheur sans avoir forcément besoin d'une assistance ?

Des termes tout nouveaux nous sont imposés, sans que, là aussi, on n'ose les contester : "faire son deuil", par exemple, comme s'il fallait accepter la mort des autres, des proches, comme si la mort n'était pas toujours un scandale dont on ne guérit jamais (faire son deuil de quelque chose, c'est y renoncer, l'oublier, tourner la page). On emploie aussi beaucoup le mot d' "accompagnement", qui sonne un peu étrangement tant il est fade, banal, trivial dans de telles circonstances. "Compassion" est fréquemment utilisé ; il a une tonalité bouddhiste, là où, autrefois, on parlait de charité, d'amour, de miséricorde, de pitié, un vocabulaire qui ne passe plus. Enfin, il y a les fameuses et étranges "marches blanches", qui tranchent sur les sombres processions liturgiques du passé. Mais, comme elles, ces "marches" réinventent une sorte de culte, de rituel, avec des bougies allumées et des brassées de fleurs. Mais plus aucune croyance ne sous-tend ces démonstrations de tristesse collective.

Toutes ces questions renvoient à notre rapport à la mort, au destin personnel et collectif, à la place de l'homme dans le monde, à sa relation à la nature, ... J'ai l'impression qu'en quelques décennies, nous avons rompu avec plusieurs siècles de croyances, d'habitudes, de réponses au malheur. Nous sommes toujours face à la tragédie, mais nous y faisons face autrement. Je ne sais pas si c'est en mieux ou en moins bien, tant le malheur a une dimension incompressible, contre laquelle on ne peut pas grand chose.

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