jeudi 10 juillet 2014

Procès d'intention



Quand on est socialiste, on est forcément d'accord avec la politique du gouvernement socialiste. A quelques exceptions près : c'est le cas, aujourd'hui, du projet de loi visant les jeunes Français allant se battre en Syrie, dans les rangs des islamistes rebelles au régime. Je ne conteste pas l'ensemble du dispositif, mais l'interdiction administrative de sortie du territoire. Ces mesures rencontreront l'assentiment de toute la classe politique et de l'opinion publique. Je peux donc me permettre de faire entendre une petite note dissonante.

D'abord, je trouve qu'on en fait trop sur le sujet, qui ne concerne que quelques centaines de personnes. Où est vraiment le danger pour la sécurité nationale ? On va légiférer, une fois de plus, à propos d'une minuscule partie de la population, alors que la loi devrait concerner la majorité, sinon la totalité des citoyens. Surtout, on croit résoudre par le droit ce qui est en réalité un fait de société, sous de multiples aspects : carence de l'éducation, inutilité sociale, crise existentielle, besoin d'aventure, engagement religieux, ce sont tous ces facteurs-là, et d'autres sûrement, qui conduisent à partir loin, au risque de sa vie, sous la bannière des fanatiques.

Notre société petite-bourgeoise, préoccupée de confort, de santé et de loisirs, ne comprend pas, s'en indigne et prend peur, pour ses enfants, pour elle-même. Elle a raison, mais elle devrait aussi placer ce micro-phénomène dans une perspective historique : les Brigades internationales, pendant la guerre d'Espagne,
c'était les mêmes ressorts psychologiques, sous un autre drapeau, pour défendre une cause toute différente. Sauf que les années 30 étaient un peu plus héroïques qu'aujourd'hui. L'influence de l'internet a bon dos : comme si ces jeunes étaient des idiots facilement manipulables, comme s'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient ...

Du coup, on légifère dans la précipitation, pour rassurer l'opinion, se donner bonne conscience, exorciser sa propre peur... et on porte atteinte au droit. La nouvelle incrimination d'"entreprise individuelle à caractère terroriste" est aberrante dans son libellé et son idée. Jusqu'à présent, la notion de "terrorisme" désignait des groupes dotés d'une idéologie explicitement terroriste, par exemple les Brigades rouges en Italie. Là, c'est tout différent : ce sont des individus qui vont combattre, à tort ou à raison, dans un pays étranger. Que fera-t-on, demain, quand des personnes rejoindront une résistance qui, elle, sera cette fois acclamée et soutenue par l'opinion et les autorités ? Entre salauds et héros, il ne sera pas facile de faire le tri. L'erreur de ce projet de loi, c'est de vouloir coller à l'actualité, de suivre le langage à la mode qui dénonce des "loups solitaires" (quelle expression !) et de vouloir à tout prix lui donner une traduction juridique, nécessairement contestable.

Et puis, les modalités de cette interdiction administrative de sortie du territoire sont juridiquement préoccupantes. La décision se fera sur le simple soupçon, la présomption d'une intention terroriste, dont le ministre de l'Intérieur sera juge, à qui il est nous est donc demandé de faire confiance, sans autre preuve. L'interdiction sera valable 6 mois, renouvelable autant de fois que l'Etat le voudra, contestable a posteriori devant un tribunal administratif, maigre recours. Il y a manifestement entrave au droit de circulation.

Le ministre Cazeneuve a dévoilé en une formule la philosophie du projet : "100% de précaution, c'est ce que nous essayons de faire". Voilà, de nouveau, le funeste principe de précaution (c'est-à-dire le principe de trouille) à l'oeuvre : c'est le zéro défaut qui régit désormais notre société. Non, la vie n'est pas ainsi faite : il existera toujours des hommes et des femmes animés par un idéal qui nous semble, à nos yeux de citoyens raisonnables, fanatique et barbare, dont la défense se fait les armes à la main, sur un champ de bataille ou de ruines.

Demandons-nous plutôt pourquoi certains de nos jeunes en arrivent là, au lieu de suivre la voie commune, travail, famille, loisirs. Pourquoi notre société ne les retient plus, ne leur propose rien, à tel point qu'ils mettent leur vie en jeu (et celle des autres). Il y a là des questions plus intéressantes et plus fondamentales que de se prémunir par le droit, de façon d'ailleurs illusoire (un idéaliste trouvera toujours les moyens d'assouvir sa soif d'idéal, aussi terrible, dangereuse, condamnable soit-elle). J'ajoute que le texte de loi ne frappe pas que les mineurs, ce qui à la limite aurait été admissible, mais n'importe quel citoyen.

Je pensais être bien seul à penser ce que je viens d'exposer, jusqu'à ce que je découvre ce matin, dans Libération, que Maître Alain Jakubowicz, président de la LICRA (Ligue contre le racisme et l'antisémitisme) défendait des positions identiques. On se croit isolé quand le vent souffle unanimement dans un sens qui n'est pas le nôtre, et on se rend souvent compte que ce n'est heureusement pas le cas.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Vous ne parlez pas du fond qui est quelque soit la cause d'un retour à une barbarie bien contestable à notre époque et donc d'une faillite de la civilisation ..

Anonyme a dit…

Cette loi risque de ne pas être constitutionnelle... A la limite , nos militaires pourront ils encore aller au MALI ou à BANGUI ...That's the question ??

Anonyme a dit…

Comment ? Un socialiste qui exprime son désaccord avec le projet du gouvernement socialiste ? Mais si l'on en croit vos précédents messages : c'est une trahison ! C'est indigne ! C'est ridicule ! C'est anti-démocratique !

Je trouve que vous êtes tout d'un coup bien tolérant avec vous même quand il s'agit de contester le gouvernement, alors que vous l'étiez moins avec les autres quand ils ont fait exactement la même chose.

Emmanuel Mousset a dit…

1- Je suis seulement en désaccord avec une mesure juridique dans un projet de loi, ce qui est minime. Rien à voir avec les "frondeurs" ou l'aile-gauche du parti qui contestent l'ensemble de la politique économique et sociale du gouvernement.

2- Je ne suis pas un élu ou un responsable du parti, je ne suis donc tenu par aucune discipline particulière. J'exerce ma liberté d'adhérent, dans le cadre des statuts de mon parti, qui autorise le débat.



Anonyme a dit…

Avez vous aussi eu des rapports avec Bygmalion ; car tous les jours on découvre des gens en rapport avec eux dans la ville ???

Emmanuel Mousset a dit…

J'ai rencontré Sébastien Millot, qui m'a dédicacé l'un de ses livres. C'est tout.