jeudi 31 juillet 2014

Jaurès et les manipulateurs



Pendant deux ans, je suis passé presque chaque jour de la semaine devant le café du Croissant, là où a été assassiné il y a un siècle Jean Jaurès. Je travaillais alors dans une régie publicitaire, tout à côté, rue d'Uzès. Aujourd'hui, voyant le président de la République se rendre sur les lieux, je me suis dit qu'il rendait à Jaurès le plus bel hommage qui soit : dans le recueillement et le silence. Quand je vois tous les bavards qui s'agitent autour de sa mémoire, en vue de récupérer et de manipuler le plus grand des socialistes, j'apprécie d'autant plus l'attitude digne de François Hollande.

Les manipulateurs, parlons-en ! Je passe sur la droite et encore plus sur l'extrême droite : se référer, pour eux, à Jaurès, c'est comme si le pape se rangeait derrière un bouffeur de curé. C'est grotesque, il n'y a rien d'autre à en dire. Non, les manipulateurs auxquels il faut répondre et riposter, ce sont ceux qui nous viennent de la gauche radicale, qui commence avec certains éléments de l'aile gauche du PS, passe par Jean-Luc Mélenchon et le PCF, et se termine à l'extrême gauche. Quelle est la petite manip de ces donneurs de leçons ? Laisser croire que les socialistes de gouvernement auraient trahi leur maître, dont eux, pontifes de la gauche dite authentique, seraient les fidèles et les héritiers.

Cette manipulation, qui peut faire illusion, il nous faut la retourner. C'est assez facile, comme il est assez facile de démonter un mensonge. Jean Jaurès n'a jamais été un révolutionnaire, mais un réformiste profond (voilà pourquoi seul le parti socialiste peut s'autoriser de sa pensée). Démonstration :

1- Politiquement, Jean Jaurès a défendu les institutions républicaines, que la gauche radicale de son époque contestait, parce qu'elle les trouvait trop bourgeoises, parlementaires, pas assez lutte de classes.

2- Economiquement, Jean Jaurès ne prône pas l'abolition de la propriété privée, à la différence de l'aile gauche de son temps, qui se voulait collectiviste. En revanche, il demande la nationalisation des grands moyens de production et d'échange.

3- Philosophiquement, Jean Jaurès s'inscrit dans une démarche humaniste, en faveur des droits de l'homme, par exemple en défendant le capitaine Dreyfus. L'extrême gauche refuse d'entrer dans ce genre de combat et lui reproche son engagement.

A gauche, quel est l'adversaire de Jaurès ? Jules Guesde, le représentant d'alors de la gauche de la gauche. Déjà, en ce temps-là comme encore maintenant, les sectaires s'en prennent à la vie personnelle : ils reprochent à Jaurès la communion de sa fille, censée signifier sa trahison du prolétariat. Oui, même le grand Jaurès a dû subir l'injure, passer pour un traître, un faux socialiste ! On voit que l'histoire est ancienne et qu'hélas elle se répète ...

Il existe aussi, au sein même des réformistes cette fois, une manipulation en quelque sorte de bonne foi, mais intellectuellement malhonnête, toute manipulation, quel qu'en soit le motif, étant condamnable. Il s'agit de ceux qui laissent croire que la pensée de Jean Jaurès serait utilisable comme telle, aujourd'hui encore, qu'il suffirait de se référer à elle pour que le socialisme actuel marche droit. Je souris toujours beaucoup de voir des laïques, libres penseurs et rationalistes, s'entourer d'icônes sacrées, d'images pieuses et de bibles. C'est une manipulation par anachronisme (et parfois par ignorance). Car une bonne partie de la pensée de Jaurès a perdu de son sens, pour trois raisons essentielles :

a- Jean Jaurès a été un grand parlementaire, mais jamais ministre, ni chef de gouvernement. Sa pensée et son action, aussi honorables et valeureuses soient-elles, ne relèvent pas d'une gauche de pouvoir, assumant des responsabilités nationales, étant amenée à prendre des décisions. La comparaison avec la gauche contemporaine trouve là ses limites.

b- Jean Jaurès est un homme du XIXe siècle. Il n'a pas connu le capitalisme fordien, tayloriste des années 30, le capitalisme consumériste des années 60, le capitalisme financiarisé et mondialisé des années 90. La réalité économique d'aujourd'hui lui échappait donc en grande partie.

c- Jean Jaurès évoluait au sein d'une gauche qui avait les mains propres, qui versait son sang dans les combats ouvriers (la Commune de Paris). Cette gauche n'avait pas encore connu la tragédie du communisme, les régimes totalitaires, leur effondrement sous la poussée des peuples opprimés. Il est donc bien difficile de situer la pensée de Jaurès dans un contexte historique complètement modifié (aurait-il toujours été favorable à la collectivisation des moyens de production, constatant ce qu'il en est advenu dans les régimes communistes ?).

La vérité, auquel il faut rester, c'est que Jean Jaurès a été, en son temps, un socialiste réformiste, le plus grand de son temps. Tout le reste, les surinterprétations actuelles, ne sont que des tentatives de manipulation. C'est pourquoi François Hollande, je le redis, a bien fait de respecter l'homme et sa pensée, dans un hommage ému et silencieux. Il n'y a rien de pire que de vouloir faire parler les morts.

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Et le general de gaulle , jamais recupere par la gauche ? Tous les memes.

Emmanuel Mousset a dit…

Non, pas tous les mêmes : les récupérateurs ne sont pas si nombreux, ce sont ceux qui n'arrivent pas à penser par eux-mêmes, ni à trouver au sein de leur famille politique de quoi les satisfaire. Mais Rocard ou Mitterrand, par exemple, n'ont jamais cherché à récupérer quiconque.

Anonyme a dit…

pour Rocard OK
pour "tonton" on peut ne pas être d'accord; le sphinx était particulièrement habile pour profiter des événements il me semble. Il reste à gauche deux "incorruptibles" Mendes-France et Rocard; votre opinion?

Emmanuel Mousset a dit…

Non, Mitterrand était trop orgueilleux pour se référer à un autre grand homme que lui même. Au dessus de Dieu, il n'y a personne.