samedi 6 juillet 2013

La pipe de M. Meitinger



Quand un avocat ou un chef d'entreprise quittent Saint-Quentin, aucune réception n'est organisée en mairie. Pour un proviseur, oui. Je vous laisse conclure sur la dignité de la fonction. Hier après-midi, dans la salle des mariages de l'hôtel de ville, aucune union n'était célébrée, mais une rupture : le départ du proviseur du lycée et collège Henri-Martin pour le lycée Voltaire d'Orléans. Voilà un parrainage qui m'autorise à l'ironie.

Guy-Roger Meitinger n'est resté que trois ans parmi nous, contre quinze pour son prédécesseur. Mais la valeur n'attend pas le nombre des années. Monsieur le recteur en personne, Bernard Beignier, s'était déplacé pour la petite cérémonie protocolaire, ce qui est un signe des dieux. La présence du député-maire et ancien ministre confirmait l'éminence de l'événement et de son principal personnage, dont le discret ruban rouge au revers du veston est un autre signe de bénédiction. Etre encadré par un recteur et un ministre, recevoir les éloges de l'un et de l'autre, que peut rêver de mieux un proviseur même pas en fin de carrière ?

En vingt ans de métier, je n'ai usé que deux chefs d'établissement. Mon savoir en la matière est donc limité et la comparaison très réduite. Mais je peux essayer. Daniel Foucaut, celui d'avant, exerçait le provisorat (je ne sais pas si ça se dit, mais je l'écris) d'une façon traditionnelle, dans une aimable distance, une solennité de corps et d'esprit. Guy-Roger Meitinger fait moins proviseur et plus collègue, tant il est vrai que les chefs d'établissement se recrutent parmi les enseignants, comme c'est avec les soldats qu'on fait des officiers. Foucaut suscitait des rapports respectueux, Meitinger des rapports cordiaux, mais l'un n'exclut pas forcément l'autre. Pour le dire autrement, Foucaut n'était jamais Daniel, mais Meitinger pouvait être à certains moments Guy-Roger, à travers des formes de familiarité sachant toutefois se tenir. Je pense notamment à son humour parfois audacieux, qui ne fait pas partie des premiers traits de caractère d'un proviseur.

Puisqu'il est question de caractère, Guy-Roger Meitinger a cru bon, quand la parole lui a été à son tour donnée, d'évoquer son "mauvais caractère". Après tant de louanges rectorales et ministérielles, ne lui fallait-il pas nuancer par un petit reproche, un léger défaut ? La lumière d'un tableau ne s'apprécie vraiment que si l'on y fait entrer, par contraste, un filet d'ombre. Une petite tache rehausse l'éclat de l'ensemble. Mais c'est un tort : Guy-Roger Meitinger n'a pas "mauvais caractère", rien d'un tempérament sombre ne transparaît chez lui ; au contraire, c'est plutôt la gentillesse qui s'impose de prime abord. Alors quoi ? Un proviseur ne peut pas se tromper, surtout sur lui-même. La vérité, c'est que Monsieur Meitinger est parfois victime de sautes d'humeur, par définition passagères, emporté par des colères sèches et inattendues, probablement légitimes, qui ne ternissent nullement sa psychologie générale. Le caractère est un état permanent, l'humeur est accidentelle : que les collègues d'Orléans, s'ils me lisent, ne se préoccupent pas inutilement pendant leurs vacances d'été.

Après les discours du maire et du recteur, j'ai eu l'impression de tout savoir de la vie de Guy-Roger Meitinger : qu'il est issu des lettres classiques, qu'il a exercé à Lisbonne, La Haye et Phnom-Penh, qu'il a été conseiller au ministère (si j'ai bien compris). Mais je me rends compte en définitive que je ne sais rien de lui, qu'il y a un mystère Meitinger comme il y a un mystère de chacun d'entre nous : pourquoi est-il allé au bout du monde ? Qu'a-t-il fui ou recherché ? Pourquoi en est-il revenu (tant il est vrai qu'on revient de tout) ? Pourquoi a-t-il demandé Henri-Martin (sa mère saint-quentinoise n'est pas une raison) ? Pourquoi rejoint-il Orléans (ce n'est pas la direction de sa Bretagne natale) ?

Son discours ne m'a pas éclairé. Il a été assez bref, très concentré, contrairement à ses interventions auxquelles il nous a habitués en réunion. Est-ce l'ombre des deux géants à sa droite et à sa gauche qui l'a incité à resserrer son propos sur l'essentiel ? Guy-Roger Meitinger était un peu pâle, ému sûrement, intimidé, légèrement hésitant, s'excusant de nous parler de lui après des éloges officiels écrasants, craignant peut-être de ne pas être à la hauteur de la statue qu'on venait de dresser, presque petit garçon. Il n'a pas cherché à briller, à se mettre en avant, s'est plutôt replié derrière l'équipe de direction dont il a cité et remercié les membres.

Je n'en saurai donc pas plus. Au moment de trinquer, l'alcool poussant aux confidences (d'autant que Meitinger est un nom qui me fait irrésistiblement penser à une marque de champagne), je n'ai pas levé le mystère, Monsieur le proviseur étant accaparé, comme c'est normal, par Monsieur le recteur. Alors, un souvenir m'est revenu : dans un moment d'épanchement, en conseil d'administration, je ne sais plus à propos de quel sujet, Guy-Roger Meitinger a fait une révélation intime : il fume la pipe, en privé. J'ai été étonné, je ne le vois pas avec une pipe à la bouche. Un commissaire de police, oui ; un capitaine au long cours, bien sûr ; mais pas un proviseur de lycée. Comme dans les meilleures enquêtes policières, un petit indice, très banal, fait tout basculer. Si l'on veut comprendre l'homme, réfléchissez à la pipe : c'est de ce côté-là qu'il faut creuser. Les fumeurs de pipe sont des personnages particuliers. Je n'imagine pas un seul instant Xavier Bertrand ou Daniel Foucaut en train de tirer sur une bouffarde.

Tout à la fin, en quittant la mairie, je n'ai même pas eu le temps de lui serrer une dernière fois la main. Il a été happé par le pouvoir, aspiré dans le bureau du maire-député-ministre, en compagnie du recteur d'académie. En revanche, j'ai fait la bise à Corinne Rochelle, proviseur-adjoint et ex-CPE, qui s'en va elle aussi, qui est restée plus longtemps que lui dans l'établissement, qui a en commun avec moi d'être née dans le Berry (mais ça ne se voit pas).

Guy-Roger Meitinger, Corinne Rochelle : combien de temps ces noms et ces visages me resteront-ils à l'esprit ? Je crains qu'ils ne rejoignent peu à peu la liste de tous ces anonymes qui ne l'étaient pas et qui le sont devenus au cours de ma vie, au fil du temps, l'oubli faisant son terrible travail. Au moment des séparations, on dit toujours qu'on se reverra, qu'on se recontactera, qu'on ne se perdra pas de vue. Mais c'est faux : de nouveaux noms et de nouveaux visages remplaceront assez vite ceux-ci. Parfois, au détour d'une conversation ou bien perdu dans mes pensées, je suis sûr qu'ils ressusciteront, que je m'en souviendrai. Surtout, le billet que je suis en train de rédiger les immortalise à jamais. Moi aussi, à la suite de Xavier Bertrand et de Bernard Beignier, j'ai voulu ériger la statue de Guy-Roger Meitinger, statuette plutôt, gentiment irrévérencieuse comme je l'en ai prévenu. Mais je vous l'ai dit au début : c'est Voltaire qui m'y a encouragé.


Vignette 1 : Madame Hurlin, proviseur du lycée Pierre de La Ramée, Monsieur Sorano, proviseur du lycée Condorcet, Monsieur Meitinger, proviseur du lycée Henri-Martin, Monsieur Beignier, recteur de l'académie d'Amiens.

Vignette 2 : l'équipe de direction du lycée Henri-Martin, dont Corinne Rochelle (tout à gauche), José Delclitte, intendant barbu, Philippe Dupont, principal sans cravate.

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