dimanche 4 novembre 2012

Petit travail qui tue



Le suicide de Francis Villette, dans la Poste de La Fère, est traumatisant à bien des égards : une mort violente, par pendaison, sur le lieu de travail, le quatrième postier qui met ainsi fin à ses jours depuis un an, un homme que rien ne semblait prédisposer à commettre ce geste fatal, et surtout une réaction disproportionnée, désespérée, tragique à un problème manifestement professionnel, dont la cause demeure incertaine. C'est pourquoi les grands médias nationaux se sont saisis de ce drame pour en faire souvent l'ouverture de l'actualité. Il faut qu'une société aille vraiment mal pour provoquer un tel passage à l'acte. Je veux essayer de comprendre, au-delà de la part de mystère que renferme tout suicide.

J'y suis d'autant plus poussé que la Poste est un monde que je connais bien, puisque j'y ai travaillé plusieurs mois, en 1985-1986, en tant qu'auxiliaire, guichetier puis facteur, à Pantin dans la banlieue parisienne. A l'époque, le travail au guichet, tel que je l'ai vécu, était dur (mais ça me semblait normal) : pas tant dans mes rapports avec la hiérarchie (plutôt sympa avec moi) qu'avec le public, une file d'attente qui n'en finissait pas, des gens à problèmes qui n'arrêtaient pas de se plaindre et parfois de gueuler, une concentration de tous les instants, beaucoup de tensions, une fin de journée que je redoutais parce qu'il fallait faire le bilan, notamment celui des encaissements. Je rentrais le soir à 19h00 ou le midi à 13h00 (c'était un travail en demi-journée) complètement lessivé, mais pas déprimé : j'avais un boulot, je gagnais un peu d'argent qui couvrait mes besoins et me rendait indépendant, c'était suffisant, ma fatigue me semblait justifiée.

Quand on m'a mis sur une tournée, j'étais content, c'était beaucoup mieux, j'échappais à l'enfer du guichet. Mais ce n'était pas facile non plus : classement du courrier de 6h00 à 8h00, puis début de la tournée en vélo, deux énormes sacoches de lettres à l'avant et à l'arrière. En hiver, le gros problème, c'était surtout le froid aux mains. Comme je faisais des remplacements, je ne connaissais pas très bien la tournée, j'étais lent à déposer les plis dans les boîtes. Dans le hall des immeubles, les gens, parfois une dizaine, attendaient mon passage et m'aidaient à la distribution (généreux mais pas génial !). Le facteur est un personnage populaire. Le métier était difficile mais très libre, puisque l'après-midi était disponible une fois le travail terminé. J'ai un bon souvenir de cette période. J'ai même passé le concours pour devenir facteur, que j'ai raté. Sept ans plus tard, je passais le Capes de philosophie, réussi ! Que la vie est bizarre ...

La Poste, c'est un monde qui m'a marqué dès mon enfance, à cause du facteur qui passait chez nous, très attendu lui aussi, très sympa, à qui il arrivait qu'on offre un p'tit verre en temps de grand froid (et pas du coca ou du jus d'orange !). Ces gestes-là existent-ils encore dans notre société ? Trinque-t-on, dans notre cuisine, à la santé du facteur qui passe ? Je crains qu'il y ait des reculs de civilisation dont on ne s'aperçoit même pas, qui s'installent sans qu'on y prenne garde. Dans la cuisine justement, il y avait une icône, le calendrier des Postes, les PTT comme on disait à l'époque, dont ma grand-mère me déclinait la signification : Petit Travail Tranquille. Le facteur était un personnage paisible, la Poste une maison accueillante. Il valait mieux travailler là que peiner dans un champ ou aller bosser à l'usine. La paye était correcte, il y avait des possibilités de promotion. Si on m'avait dit alors que le petit travail tranquille deviendrait un jour, trente ans après, un petit travail qui tue ...

J'en reviens au suicide de Francis Villette et à ma tentative pour le comprendre. Dans son ultime courriel, le ton est posé, l'explication semble assez claire : il demandait "juste un peu de reconnaissance", il accuse une "hiérarchie aveugle", il se compare à un naufragé ("pas de bouée pour celui qui se noie"). Ses collègues évoquent "un fonctionnaire de l'ancienne école", quinquagénaire gentil et dévoué, que ses supérieurs auraient sanctionné à cause de sa lenteur au travail, en l'affectant sur un poste de remplaçant "volant" qui l'aurait fait aller d'un bureau à un autre (il était guichetier). Les syndicats dénoncent un management agressif et un manque de communication. J'ai beau lire et relire toutes ces explications glanées dans la presse, je n'arrive pas à être complètement convaincu, le scandale et le mystère demeurent en moi. Car je me dis qu'on ne met pas fin à sa vie pour ces raisons-là, aussi valables soient-elles.

Alors quoi ? Je ne sais pas trop exactement, mais je pressens qu'il faut s'interroger sur le changement complet de notre société par rapport au travail depuis quelques décennies, en rupture totale avec les siècles passés. Autrefois, pendant des millénaires, le travail était perçu comme un besoin, une nécessité et même, dans la Bible, comme une punition de Dieu, une malédiction. Jusque dans les années 70, on travaillait essentiellement pour "gagner sa vie", prêt pour cela à prendre n'importe quel boulot. La vraie vie était alors ailleurs, dans la famille, les amis, les loisirs.

A partir des années 80, le travail devient une "valeur" en soi, une finalité de l'existence, et pas seulement un moyen de subsistance. On commence à parler d' "épanouissement" dans le travail, ce qui aurait été inconcevable auparavant. Notre identité personnelle passe désormais pas notre identité professionnelle. C'est ce basculement de civilisation qui est anxiogène et mortifère : une personne ne devrait pas se laisser définir par la fameuse question "Vous faites quoi dans la vie ?" La "reconnaissance" que tout individu est en droit d'attendre ne devrait pas être recherchée dans le milieu professionnel, mais parmi les amis, la famille, les rencontres, les multiples activités.

Il y a eu un autre bouleversement ces dernières décennies dans notre représentation collective du travail : autrefois, travailler consistait à se soumettre à des ordres sur lesquels on ne s'interrogeait pas, puisque l'essentiel était la paye à la fin du mois. L'obéissance et la discipline, même à des consignes idiotes ou inutiles, ne posaient pas fondamentalement de gros problèmes, la responsabilité n'étant pas à la charge du travailleur. Aujourd'hui, le monde du travail tend de plus en plus à faire du salarié quelqu'un d' "autonome" et de "responsable", sommé de prendre des initiatives, de s'adapter de lui-même, de faire preuve d' "innovation" et de "créativité". On compte sur son esprit "positif" et son dynamisme.

Un tel discours se conçoit, j'admets en partie son bien-fondé. Mais qui ne voit pas qu'il renverse complètement les rôles traditionnels dans le monde du travail ? Le salarié devient "responsable" de ce qu'il fait, et si quelque chose ne va pas, on le déclare "en souffrance", on fait appel à la psychologie, on l'invite à se ressaisir, on met la pression pour qu'il prenne enfin conscience, pour qu'il fasse preuve d'esprit d'initiative. L'autonomie tourne alors à la solitude, la responsabilité personnelle débouche sur l'impuissance, l'individu est renvoyé à lui-même et à ses problèmes, il n'a même plus les moyens de se plaindre ou de se révolter. Dans les cas extrêmes, il ne reste que la mort pour se faire entendre. Que celle de Francis Villette ne soit pas vaine, qu'elle nous amène à réfléchir à ce qui peut conduire jusqu'à l'irréparable, afin que les anciennes PTT ne soient plus ce petit travail qui tue.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,
J’ai lu avec attention votre commentaire et je me suis même reconnue dans votre description du travail au guichet. Je connaissais Francis et son geste désespéré m’a meurtri le cœur. Tout ce que vous dites sur les bouleversements dans notre représentation collective du travail, est très juste. A la poste bien que plus tardivement que dans le privé les méthodes de managements ont changés. Aujourd’hui notre hiérarchie n’a plus aucune conscience de la notion de travail d’équipe et de qualité, l’individualisme forcené est porté aux nues. Chacun doit survivre aux dépens des autres. Chaque initiative pour écraser l’autre sera récompensée par une bonne notation ou même une promotion. Avec de tels individus à la tête des services, il n’y a plus de conscience nous sommes dans une jungle sans moyens de défense, figés dans des statuts qui nous laissent aucune échappatoire La notion de service public si chère aux cœurs des postiers est bafouée. Les postiers essaient quotidiennement de pallier à cette désaffection pour nos clients en leurs rendant service aux mieux de leurs possibilités.
Seulement cela est mal vu par les instances supérieures et des avertissements sont donnés aux bons samaritains… C’est ce que faisait Francis tous les jours dans son bureau, bien sûr quant il remplissait les documents pour les clients ou qu’il appelait la Banque Postal pour un problème sur un compte, il était lent car il ne vendait pas de Chronopost, ni d’abonnement téléphonique….
Isabelle postière ringarde

Emmanuel Mousset a dit…

Merci Isabelle pour ce témoignage. Quand j'ai travaillé à la Poste il y a 25 ans, la lenteur était encore admise. La pression ne venait que d'une partie du public, impatient. Aujourd'hui, dans presque tous les secteurs de la société, c'est hélas l'urgence et la rapidité qui priment. C'est dramatique.