vendredi 8 juillet 2016
Chaos dans la ville
Après la victoire française, j'ai voulu sentir l'ambiance, dans les rues de Saint-Quentin, durant deux heures. La première impression est celle d'un immense désordre, de forces de l'ordre totalement débordées. L'atmosphère est-elle à la joie ? Difficile à dire. Individuellement, sans doute. Pris dans son ensemble, cette effervescence a quelque chose de violent, d'étranger au pur sentiment de la joie. Et puis, il y a ces policiers sur le qui-vive, qui craignent visiblement l'incident. Certains ont d'ailleurs des lance-grenades lacrymogènes prêts à servir. C'est festif, oui, enthousiaste, énergique, énervé, limite agressif. Une sorte d'ivresse s'est emparée des têtes. Mais de joie authentique, non, je ne vois pas, même si je sais que les médias s'empareront des superlatifs les plus positifs, les plus laudatifs, interdisant de s'inquiéter du spectacle offert, de simplement l'interroger.
Les voitures roulent très vite, trop vite. La vitesse aussi participe à cette ivresse collective (vignette 1). C'est un miracle qu'il n'y ait pas d'accident (peut-être y en a t-il eus, d'ailleurs). Les précautions les plus élémentaires sont ignorées, sans que la police y puisse quoi que ce soit, tant les contrevenants sont nombreux. Supporters à la portière, dans le coffre ouvert, sur le capot, sur le toit du véhicule ou bien sans toit, tout ce qui peut désorganiser une voiture est essayé. Les klaxons sont assourdissants, plusieurs rues du centre ville sont dangereusement embouteillées, la circulation dans les deux sens rend la situation périlleuse.
Le bruit est d'enfer : celui des moteurs qu'on fait ronfler à plaisir (sans que je trouve ça très agréable), des pétards qu'on lance un peu partout, sans attention. Une fumée s'élève devant la sous-préfecture. Non, ce n'est pas la révolution, c'est un pot d'échappement. L'objectif évident est de se montrer, de faire du bruit. J'entends plus souvent des cris que des rires. Bizarrement, peu de monde aux fenêtres pour exprimer sa liesse, comme on voit dans certaines manifestations : tout se passe dans la rue, uniquement. Qu'est-ce qui se partage, là, en ce moment ? A quoi cette foule communie-t-elle ? Il y a une tension dans l'air.
Odeurs d'essence, de pétard, à certains endroits de cannabis. L'alcool est présent, pas mal de cannettes traînent. La population rassemblée est essentiellement jeune, très jeune, avec pas mal de filles. Ce n'est pas une ambiance adulte, encore moins familiale. C'est aussi un public populaire, pas bourgeois. Je me pose la question en les observant : qu'est-ce que notre société lui propose d'autres, à cette jeunesse, que le foot comme idéal, comme enthousiasme ? Il y a quelques enfants, mais ce n'est pas bon enfant.
A 23h38, devant la Poste, des gens courent en tout sens, un rapide mouvement de panique se répand à travers la foule, des policiers eux aussi se mettent à courir, ils sont une dizaine. Quelqu'un est interpellé, la foule reprend ses esprits, se rétracte comme un animal. Que s'est-il passé ? Nous n'en savons rien, c'est irrationnel. Ce qu'on pressent, c'est qu'ici, en ce moment, il pourrait se passer quelque chose qui n'a rien à voir avec le foot, le sport, mais qui est de l'ordre du phénomène collectif, aveugle, anonyme, incontrôlable. Quelqu'un prend plein de photos et plein de notes sur l'incident : il porte un gilet fluo qui le distingue de tous, marqué "presse". Je ne connais pas ce visage.
Cette folie collective a trouvé son centre de gravité, devant l'hôtel Ibis, près de la basilique. Pourquoi là ? Parce que la place de l'Hôtel-de-Ville est occupée par la plage ? La rue est bloquée, l'espace public est occupé. Le groupe est compact, en fusion, exalté. Je m'introduis dans son noyau dur, pour mieux comprendre. Mais est-ce qu'il y a quelque chose à comprendre ? Un ballon surgi de nulle part monte très haut, est sans cesse renvoyé en l'air : c'est la mascotte de la soirée, qui finira crevé à terre. Quelques fusées improvisent un mini-feu d'artifice. Les slogans repris en cœur sont inaudibles. J'ai l'impression, à certains moments, que ce sont des grognements. Un type monte sur l'abribus, harangue, on le regarde mais on n'entend rien (vignette 3).
Très peu d'éléments purement sportifs caractérisent cette foule. Ce qu'on retient d'elle, ce sont les couleurs tricolores, omniprésentes, en drapeaux, en peintures, en chapeaux. On pourrait presque se croire un 14-Juillet, sauf que personne ne chante la Marseillaire (ni aucune autre chanson). Mais la fête nationale, elle, n'a rien qui inquiète, qui trouble. Ici, oui. Une remarque m'intéresse fort : quand des jeunes se retrouvent, ils se photographient, font des selfies ensemble, n'ont de regards que pour leur portable. Là, non. Comme s'ils étaient tout à leur plaisir collectif, se refusant pour une fois à toute individualisation, à toute prise de distance qu'implique le selfie. Dans une société hyper-individualiste, c'est le rare moment d'une pure exaltation collective. On a cessé de communiquer, on communie enfin. Rien n'est différé : nous sommes dans l'excitation de l'instant présent.
Un air de djembé, improvisé, donne un rythme nouveau à cette foule et l'apprivoise un peu. On dit que la musique adoucit les mœurs. Je constate que c'est vrai. le groupe se civilise, obéit alors à quelque chose qui ne vient pas spontanément de lui. La Municipalité devrait y réfléchir pour la prochaine fois : si elle veut éviter le chaos, des orchestres et fanfares seraient à solliciter, pour introduire un peu d'ordre dans le désordre, un retour à la joie dans ce qui est pour le moment qu'un primitif déferlement. Ceci dit, je n'ai vu de mes yeux aucun vandalisme, ni agression.
Il y a des types torse nu (vignette 4). L'un d'entre eux me dit qu'il m'aime. C'est la première fois qu'un homme me dit ça. Evidemment, je ne réponds pas. Des automobilistes s'adressent à moi, veulent me faire partager des sentiments que je ne ressens pas. Je leur envoie un sourire de fausse connivence, pour être tranquille. C'est étrange : je crains que le passant impassible que je suis ne soit perçu par eux comme une provocation. L'alcoolique est souvent ainsi : il veut nous entraîner dans son vice et s'irrite de ce qu'on ne le suive pas, en compagnon de beuverie. Je repère tout de même quelques îlots de calme, comme ces trois sages franco-portugaises, un peu en retrait de la foule, sur les marches de la Poste (vignette 5). Les policiers sont tendus, certes, mais celui-ci, en haut de la rue d'Isle, arbore lui aussi un drapeau tricolore (vignette 2).
De retour, je me demande pourquoi je porte un regard plutôt négatif sur une manifestation que beaucoup jugeront innocente. Et si c'était moi qui ne savais pas m'amuser ? Je m'endors avec des klaxons dans la tête. Un rêve ? Non, c'est réel : à 1h30 du matin, des automobiles continuent de tourner, depuis donc plus de deux heures. Je n'ose imaginer ce qu'il en sera dimanche soir, France contre Portugal, que notre pays gagne ... ou qu'il perde.
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8 commentaires:
Comme quoi maintenant c'est le foot l'opium du peuple...
J'aurais préféré que les Allemands l'emportent, ne serait-ce que pour doucher les espoirs des abrutis que vous décrivez lucidement.
Non, je ne pense pas que ce soit des "abrutis". C'est un jugement trop négatif. J'essaie de m'imprégner d'une ambiance, de la restituer, de la comprendre, pas de la juger.
Oh ce ne sont pas non plus de futures médailles Fields...Et je trouve que le foot est un sport où l'on observe un véritable effet "d'abrutissement". Peut-être sont-ce les sommes en jeu qui tapent sur le système des footeux?
Votre restitution est réussie; je vous donne juste une explication au phénomène décrit.
L'une des grandes questions que pose cet article est de savoir pourquoi seul un match de foot provoque cette union et cette liesse, et pas les autres événements. Qu'apporte donc le foot de plus que d'autres sports ou d'autres événements majeurs.
« Le » peuple est une fiction langagière.
Par contre le foot fait sortir « son » peuple dans la rue.
La lecture des comptes rendus dans les presses régionales est instructif et l'on y perçoit comme une inquiétude sinon une peur comme le serait celle qui serait suscitée par l'apparition d'une peuplade inconnue.
Les articles de presse confirment en effet ce que j'ai perçu hier soir. Mais l'explication d'une appréhension envers le "peuple" est injustifiée. On voit pas sur quoi on pourrait fonder une telle hostilité, d'autant que la presse est généralement favorable au phénomène collectif autour du foot.
A côté de la plaque ...
D'abord, ceux qui "exultent" : si on fait un ratio objectif, c'est quoi en rapport avec la population totale.
Ensuite, EM devenu sociologue peut témoigner d'abord de l'âge moyen approximatif des "exulteurs"...
Aussi du ration masculin/féminines...
Il peut encore faire un rapide aperçu des voitures utilisées pour exulter (cylindrées, marques...) par ces mêmes "exulteurs"...
Enfin, Brel l'a chanté, il faut bien que la jeunesse exulte puisque les hommes politiques ne parviennent pas à la faire exulter...
Je ne comprends rien à ce que vous dites. Et vous ?
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