samedi 2 juillet 2016

Anxiété, attente et angoisse



Le fait est passé inaperçu, nous avions la tête ailleurs, dans le Brexit ou dans le foot. Vous vous souvenez du terrible accident de car de Puisseguin, en octobre dernier, faisant 43 morts parmi un groupe de personnes âgées. La France entière avait été "choquée". Cette semaine, nous avons appris qu'aux indemnités classiques allait s'en ajouter une nouvelle, à la dénomination à première vue étrange, puisqu'elle répond au "préjudice d'attente et d'angoisse". De quoi s'agit-il ? De l'"attente" des secours et de l'"angoisse" face à la mort, ont expliqué les avocats des familles.

Dans notre droit civil existe déjà, depuis une dizaine d'années, un "préjudice d'anxiété", lié à l'incertitude qu'occasionnent certaines maladies et leurs effets négatifs sur la santé. Bien sûr, ces préjudices sont rarement évoqués, mais il y a là une tendance qui ira probablement en s'amplifiant dans les prochaines années, dans une société préoccupée de plus en plus par ses "souffrances" de toute sorte et soucieuse de "victimisation". Pour Puisseguin, l'"anxiété" ne suffisait pas, il fallait que le préjudice porte sur l'"angoisse", sans doute parce que celle-ci est plus forte que celle-là, parce que la première est une réaction à la souffrance alors que la seconde est une réaction à la mort. L'indemnisation de l'"attente" s'élèvera à 12 000 euros par personne et l'indemnisation de l'"angoisse" à 40 000 euros par famille. On notera le distinguo nominatif et financier entre l'"attente" et l'"angoisse".

A la radio, une victime s'est exprimée sur cette décision, d'abord pour dire que les sommes versées étaient insuffisantes, qu'il faudrait "20 fois plus". On comprend pourquoi : la vie n'ayant pas de prix, l'attente et l'angoisse étant infinies et non monnayables, tout montant semble dérisoire et injuste. "Une indemnisation, ça ne veut rien dire, ça ne ramène pas les personnes", a réagi la dame. "Mais c'est une forme de réparation, oui, c'est une reconnaissance", a-t-elle conclu, finalement satisfaite, même dans son inconsolable douleur.

Cette affaire qui n'a fait aucun bruit m'a laissé songeur plusieurs jours. Le droit n'est pas l'application rébarbative des lois, la définition un peu sèche de ce qui est permis et défendu dans une société ; c'est un domaine de haute réflexion philosophique, où se posent les grandes questions existentielles. C'est de plus en plus flagrant puisque, comme on vient de le voir, des sentiments aussi intimes et subjectifs que l'anxiété, l'attente et l'angoisse se transforment en objets juridiques.

A partir de cette observation, ma pensée s'est mise à vaquer : et si, demain, prochainement, la tristesse, la mélancolie, la colère, la déception, la peur, le désespoir, le découragement, la fatigue, l'irritation, l'énervement, la stupeur, l'impatience, le regret, la jalousie, l'inquiétude, le mécontentement et tout autre affect portant préjudice psychologique et physique à la personne entraient dans une formule juridique donnant droit à indemnisation, selon des modalités à déterminer, à travers une graduation des souffrances subies ? Auquel cas la civilisation remplacerait progressivement la morale, la religion, la philosophie par le droit, qui deviendrait alors la base et le critère des relations humaines. Ce serait un renversement millénaire de perspectives. Pourquoi pas.

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