vendredi 22 janvier 2016

APB de toutes les peurs



Le système APB (Admission Post-Bac) est un portail numérique d'inscription aux études supérieures. C'est une démarche administrative assez banale, relativement simple et surtout très pratique, très complète, au regard de ce qui se passait autrefois, avec les dossiers papier. APB est en fonction depuis quelques années et marche fort bien. Quelle n'est donc pas ma surprise d'en entendre parler dans les médias depuis deux jours (le site ouvrait hier, pendant deux mois) ! Comment ce procédé ordinaire peut-il devenir un objet de commentaires journalistiques, de réactions passionnées ? Ma seule explication, c'est qu'APB concentre et intensifie toutes les peurs contemporaines.

Peur de la technologie : l'individu moderne a ses yeux et ses oreilles rivés à des appareils, ses mains occupées par elles. C'est complètement nouveau, très plaisant et très inquiétant. De la folie technologique à la phobie, il n'y a qu'un pas. Nous sommes devenus des êtres électroniques, des créatures de réseaux. Nos désirs et nos pensées passent à la moulinette des machines. Nos vies sont connectées. C'est assez, c'est inhumain ! La peur d'APB exprime ce rejet, avec le fantasme d'un bug généralisé qui ferait tout péter.

Peur de l'imperfection : nous sommes obsédés par le zéro défaut, la sécurité totale. Or, l'existence est faite d'imperfections, et ce n'est pas grave du tout. APB, en tant que système informatique, est parfait : il brasse 800 000 demandes, qui sont toutes satisfaites, sauf 7 500 l'an dernier, ce qui n'est pas grand chose. Cette petite imperfection ne vient pas de la machine, mais de celui qui l'utilise : les élèves se trompent, font des vœux peu judicieux ou insuffisants et se retrouvent donc au final sans affectation. Comme l'homme ne peut pas être parfait, il jette son acrimonie sur la machine. Mais APB est innocent comme l'enfant qui vient de naitre. C'est notre fantasme de la perfection et notre refus d'assumer nos responsabilités qui conduisent à l'accuser.

Peur de la liberté : quand j'étais lycéen, il y a plus de 35 ans, les choix d'études étaient plus restreints. Aujourd'hui, les possibilités sont immenses. Sur APB, le programme est copieux, les vœux nombreux. Ils dépassent d'ailleurs les capacités des élèves, qui sont impressionnés, écrasés par le presque infini qui s'ouvre devant eux, un horizon qui peut se transformer en abime. L'insupportable épreuve psychologique d'APB, c'est qu'elle nous fait sentir que nous ne savons pas quoi faire de notre liberté, que nous sommes incertains dans nos choix et nos désirs. Jadis, la question ne se posait pas : on continuait le travail de ses parents, on restait dans les activités professionnelles de sa classe sociale, on prenait le boulot qu'on trouvait, parce qu'il fallait gagner sa vie. Depuis que la démocratie a proclamé que l'individu était un citoyen souverain et autonome, maitre de lui et comptable de ses décisions, celui-ci est en plein désarroi. Il aimerait tellement mieux qu'on choisisse à sa place. Mais ça, APB ne le fera pas !

Peur du travail : notre société a fait du métier la part centrale de notre identité. Avant de savoir qui nous sommes ou d'où nous venons, la question qu'on pose est "que faites-vous ?" Les aristocrates ont méprisé pendant des siècles le travail ; les démocrates en font une valeur sociale et personnelle. "La beauté est une promesse de bonheur", ne pourrait plus dire Stendhal : il faudrait la remplacer par le travail, qu'on veut désormais épanouissant. Les familles ont peur d'APB, parce que c'est la machine à rendre heureux pour la suite de l'existence, et qu'on n'a pas le droit de se tromper là-dessus. Sans parler de la peur de ne pas trouver de travail du tout.

Peur de l'avenir : les emplois de demain, pour beaucoup d'entre eux, nous ne savons pas ce qu'ils seront. Une société qui est incapable, dans le présent, de réduire le chômage de masse ne peut pas avoir la prétention d'annoncer les emplois du futur. APB est donc, inévitablement, un choix en partie à l'aveugle. C'est d'autant plus angoissant que, contrairement au passé, on nous explique qu'il faudra changer plusieurs fois de métiers dans la vie (est-ce que la notion de métier existe encore ? Est-ce qu'il ne faudrait pas mieux parler d'activités professionnelles ?)

APB est un écran et un miroir. L'élève est confronté à ce qu'il est, à ce qu'il veut être, à ce qu'il ne peut pas être. APB, c'est la peur de soi, c'est la machine de tous les désirs, de tous les fantasmes et de toutes les angoisses. APB, c'est l'impossible réponse à la lancinante question : qu'est-ce que je vais devenir ? C'est une Passion, un chemin de croix, de janvier à début juillet, quand les élèves et les parents pourront pleurer de la joie pascale d'avoir le bac et d'envisager le terrible et merveilleux avenir qui s'offrira à eux. En juillet, ce sera terminé, plus personne ne parlera d'APB, qui ne sera plus qu'un mauvais souvenir, un parcours initiatique réussi, en attendant que recommence l'an prochain le grand psychodrame que célèbrerons les médias.

Une anecdote pour terminer : il y a deux ans, un parent d'élève me demande s'il y a TOUT sur APB. Je lui réponds que non, qu'il n'y a pas TOUT sur APB : si votre fils veut entrer au monastère, l'option n'est pas sur APB. Mais quelle importance : sous le règne d'APB et de la réussite professionnelle, plus personne ne pense à la procédure très simple d'entrée au monastère.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

bonjour

des classes bilangues surtout à paris qu'en pensez vous ?

Emmanuel Mousset a dit…

Rien. Demandez à APB.

Erwan Blesbois a dit…

Tout fait peur dans nos sociétés technologiques. On pourrait dire dans notre modernité que l’on ne peut même plus qualifier notre pensée « d’humaniste », elle est en réalité dans notre quotidien « machiniste » ; et c’est cela qui nous rend fou, si l’on n’a pas été correctement préparé à être une machine performante.
Donc non la technique n’est pas neutre, elle agit sur nos consciences. Elle nous détruit, nous éloigne des rites religieux, nous éloigne de la proximité avec l’autre, nous rend passif, impuissant.
La question qui se pose est : aurons-nous la force de critiquer radicalement cet asservissement par la technique ou disparaîtrons-nous ? D'autre part malgré toutes ses qualités, l'auteur de ce blog a une sensibilité d'huître, même si il a une intelligence rationnelle indéniable. Mais il n'a pas compris que son intelligence rationnelle le rapproche des machines et donc des bourreaux modernes. Il est certain que la sensibilité est une qualité féminine et donc pas une vertu virile, il y a bien des points communs entre Zemmour pourfendeur de la sensibilité féminine contemporaine moderne, qui a envahi jusque la conscience des jeunes hommes actuels, et l'auteur de ce blog. Quant à la liberté, nous vivons dans une société de pairs, sans aucune autorité transcendante, la liberté n'est que le reflet de la bulle familiale dans laquelle on a été élevé ; en général les plus narcissiques deviennent nos chefs, mais ils n'ont aucune légitimité morale, car la morale n'existe plus. Ce qui donne à notre société sous un vernis policé, son aspect si sauvage et implacable. Comme le disait Finkielkraut, nous vivons dans une société post-littéraire, pendant qu'une jeune femme très narcissique à qui appartient l'avenir, du haut de ses 26 ans se permettait de dire à ce pauvre Finkielkraut, une des dernières autorités morales dans ce pays ; cette jeune femme donc, très narcissique, très sûre d'elle, moderne, appelée sans doute à de hautes responsabilités, du fait de son culot et de son narcissisme se permettait de lui dire devant des millions de téléspectateurs et avec un sourire éclatant, "taisez-vous Finkielkraut !"

Emmanuel Mousset a dit…

D'accord avec toi : j'ai vu l'émission, la morgue souriante de cette jeune femme devant un grand intellectuel (dont, par ailleurs, je ne partage pas bien des positions) était insupportable.

D a dit…

Avec morgue ou sans morgue, cette personne finira comme nous tous où l'on sait et comme l'on sait... Elle ferait mieux de prendre le temps de vivre (comme nous tous) car il est court !