mercredi 24 octobre 2012

Les mots menteurs



J'accorde beaucoup d'attention au langage des hommes publics : quand on s'adresse à des millions de personnes, à travers la presse ou les médias, il est normal d'avoir une certaine maîtrise de la parole, de faire attention à ce qu'on dit, d'utiliser les mots justes. Or, depuis une vingtaine d'années au moins, il y a un relâchement manifeste, une dramatique concession aux effets de mode. J'en ai pour exemple trois polémiques récentes dans lesquelles le langage a été malmené, vicié, perverti :

D'abord cette histoire de "salle de shoot" ; une expression plus que maladroite, littéralement criminelle, puisqu'elle laisse croire qu'on pourrait s'injecter la mort dans les veines en toute légalité ! Pourquoi utiliser ce terme de "shoot", qui rend la drogue (c'est le mot exact) presque sympa (se faire un bon "shoot" !). Bien sûr, les gens avertis n'ont pas besoin de traduction, savent de quoi il s'agit et ne se méprennent pas. Mais combien de citoyens ignorent tout de ce dispositif médical, prennent les mots au sens premier ? Beaucoup plus qu'on ne croit ... Et même envers ceux qui savent, les mots doivent être soigneusement choisis et respecter la vérité. Qu'on parle si l'on veut d' "assistance médicalisée" (je ne suis pas spécialiste, c'est à eux de proposer la bonne formule), mais qu'on arrête avec ces odieuses et choquantes "salle de shoot".

Ensuite, il y a les lieux communs déjà anciens, les expressions toute faites auxquelles on ne réfléchit même pas, les pseudo-évidences, les clichés. Le dernier en date, à l'occasion d'un accouchement prématuré qui a entraîné la mort de l'enfant : il a été question de "désert médical" pour expliquer ce drame. La jeune femme a très dignement écarté ce vocable, en lui substituant un mot que notre société n'ose plus employer parce qu'il lui fait peur : "fatalité", oui, une terrible et tragique fatalité. "Désert médical", c'est une formule idiote, qui ne veut rien dire, qui offense la vérité. La France est un pays moderne, hyper-médicalisé, et sûrement pas, en la matière, un "désert", c'est-à-dire, puisqu'il faut bien se soumettre à la signification du vocabulaire, un endroit immense, vide, ingrat et périlleux. Non, la France, avec ses pharmacies un peu partout, son système des urgences, ses toubibs et ses spécialistes, sa Sécu, n'est pas, ni de près ni de loin, un "désert médical". En revanche, que les évolutions du monde moderne, chez les médecins comme chez les patients, nécessitent des adaptations, des réorganisations qui n'ont pas encore été complètement effectuées, je veux bien le croire, et nous le constatons. Mais ce n'est pas avec le concept polémique et erroné de "désert médical" qu'on peut y comprendre quoi que ce soit.

Enfin, et j'ai gardé le plus scandaleux pour la fin, l'emploi de "tournante" à la place de "viol collectif". Scandaleux parce que c'est la reprise du terme même que les voyous emploient pour qualifier leur crime. Scandaleux parce que c'est un mot, "tournante", qui s'amuse, qui joue, par l'image qu'il induit, avec la souffrance humaine. L'objectif, conscient ou inconscient, est d'atténuer la violence provoquée. A chaque fois que je le lis ou que je l'entends, je mesure la somme d'irresponsabilité qui pèse sur celui qui l'emploie. Un code de déontologie devrait s'imposer et prendre des sanctions, disqualifier la légèreté de ceux qui parlent ou qui écrivent à tort et à travers. Une sorte de néo-langage contemporain pourrit complètement le débat public, à grands coups de fausses indignations et de vrais conformismes. Ajoutez à ça une forme d'inculture des prétendues élites, des leaders d'influence et le mal est fait, le poison est distillé dans toutes les couches de la société. Les mots menteurs, c'est terrible.

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