mardi 3 septembre 2013

A mes jeunes collègues



En ce jour de rentrée scolaire, au terme de vingt ans d'expérience, je me sens autorisé à donner quelques conseils à mes jeunes collègues qui entrent dans le métier, d'autant que les sondages les disent passablement déprimés : 80% d'entre eux, selon une récente enquête, souffriraient d'un "manque de considération" (!). Je n'entends nulle part dire ce qui les attend et ce qu'ils doivent faire. Un discours pédagogiquement correct leur cache la réalité, que je veux modestement rétablir, à partir de ce que j'ai vécu dans mon lycée d'enseignement général, en classe de terminale.

Quand vous entrez dans une communauté humaine, il faut toujours se demander : qui est le chef ? Aujourd'hui, qui dirige la société française, qui est influent ? En apparence l'Etat et les politiques, en réalité l'économie et l'opinion publique. Dans un établissement scolaire, les chefs officiels sont le proviseur et la hiérarchie administrative ; en vérité, les plus influents sont les parents d'élèves. Voilà la première réalité qu'un jeune enseignant doit intégrer. Quoi qu'il fasse, avoir toujours les parents de son côté : alors, il sera le maître du monde. En revanche, quelques coups de fil de parents mécontents au proviseur, et c'est la réputation qui faiblit, l'avenir qui s'assombrit et les problèmes qui commencent. Avec les parents, vous devenez tout puissant, intouchable, invincible ; à la limite jalousé, mais ce sera le seul et rare inconvénient. La légitimité enseignante ne vient pas d'en haut, proviseur ou inspecteur, mais d'en bas, élèves et parents.

L'enseignement est un drame qui se joue à huit-clos, entre quatre murs, la classe et vous. Les seuls juges, ce n'est pas la direction ou les collègues, ce sont les élèves. Ne pensez qu'à eux, oubliez tout le reste. A l'égard de la hiérarchie, soyez bêtement obéissants. Je dis bien : bêtement, puisqu'il est impossible d'obéir intelligemment, quelles que soient les circonstances. Ca consiste en quoi ? A poser comme principe intangible que le chef a toujours raison. Ne contestez donc jamais vos supérieurs hiérarchiques. N'oubliez pas que vous êtes fonctionnaire, c'est-à-dire une pièce d'une vaste et complexe machine qui ne vous demande qu'une chose : fonctionner. Evitez donc de jouer les grains de sable : la machine est la plus forte, de toute façon elle vous écrasera.

Il me reste maintenant à vous parler du plus difficile : le comportement à adopter à l'égard des élèves. C'est là où vous devez rompre avec le conformisme ambiant. D'abord, il faut vous pénétrer d'une idée générale : dans un établissement scolaire, ne pas chercher à plaire, ni aux collègues, ni à la direction, ni aux élèves. Si vous recherchez une quelconque reconnaissance, vous êtes fichus. C'est pourquoi les jeunes enseignants qui souffrent à 80% d'un "manque de considération" sont très mal partis : il espère ce qu'un prof ne doit jamais espérer ou solliciter, l'approbation de son entourage. Un cadre dans son entreprise cherche à se faire bien voir par son patron, en espérant une promotion ou une augmentation. En tant que fonctionnaire, l'enseignant n'est pas du tout dans cet état d'esprit et ce cas de figure. Son statut le protège et le libère de toute forme de séduction à l'égard de ses pairs ou de ses supérieurs, d'autant plus à l'égard de ses élèves. Le jeune enseignant doit comprendre qu'il est en service et en mission, ce qui n'est pas le cas d'un salarié ordinaire.

Concrètement, qu'est-ce que ça donne ? Dès la première heure de cours et jusqu'à la dernière de l'année scolaire, il faut faire comprendre à l'élève, par votre comportement, vos gestes, votre parole, votre pensée, qu'il est en situation de subordination et vous en situation de pouvoir. Tout acte éducatif commence par là. Dans une salle de classe, il n'y a aucune égalité entre le prof et les élèves, mais le pouvoir écrasant de l'un sur l'obéissance silencieuse des autres. Evidemment, ce n'est pas une situation très plaisante, ni pour l'un, ni surtout pour les autres, mais si on n'aime pas, il ne faut pas vouloir devenir enseignant. Les élèves ne sont pas faits pour être séduits, intéressés ou convaincus : ils sont là pour être dominés, non pas gratuitement bien sûr, mais pour la bonne cause, celle du savoir et de leur avenir professionnel.

Entre eux et vous, mettez la distance qu'il y a entre la terre et le soleil. Le soleil, c'est l'enseignant, évidemment. Pas de sympathie, d'empathie ou de compassion, ça ne sert à rien, ça vous discrédite : vous n'êtes pas des nounous, des papas ou des copains. Faites-vous une gueule qui dissuade de toute forme de gentillesse, prohibez tout sourire de votre visage : rien que ça, très simple, est radical, les élèves n'y reviennent pas. Ne restez pas vissé sur votre siège, retranché derrière votre bureau : on ne commande pas assis, mais debout. Circulez dans votre classe, comme le fait un adjudant quand il inspecte les chambrées. Un prof immobile, c'est une statue, et vous n'êtes pas là pour qu'on vous admire. Il faut se déplacer constamment dans la classe pour mettre constamment les élèves dans un état d'insécurité. La vérité du métier, c'est que vous n'êtes pas un prof, mais un flic.

Certains enseignants ne regardent jamais les élèves : ils ont les yeux sur leurs notes, sur le tableau, parfois au plafond ou par la fenêtre, et quelques-uns même se regardent faire cours. Non, le prof doit observer, scruter, surveiller sans arrêt chaque élève. Je dis bien : chaque élève. Comme l'oeil de Caïn était dans la tombe, l'oeil du prof doit être au dessus de chaque tête. Pas facile ? Non, pas facile : c'est un métier. Prenez l'habitude, au moment de l'appel réglementaire qui débute chaque cours, de plonger vos yeux dans les yeux de chaque élève dont le nom est prononcé, de façon à ce qu'il n'oublie pas votre regard de toute l'heure et de toute l'année. Là aussi, la méthode est assez radicale et l'élève sait à quoi s'en tenir. Le pouvoir, avant de passer par la voix, s'exerce par le regard.

Ce que le jeune enseignant a du mal à admettre et qu'on ne lui dit pas, c'est qu'il doit exercer un pouvoir, avec tout ce que cette position implique, en premier lieu l'abus de pouvoir. Car il n'y a pas de pouvoir sans abus, sans arbitraire, sans bon plaisir. Si vous commencez à vous justifier auprès des élèves (qui d'ailleurs se moquent de vos justifications), vous êtes fichus, vous n'êtes plus un enseignant, un homme de pouvoir, vous devenez un serviteur, un domestique, un porte-serviette. Comment exerce-t-on le pouvoir sur une classe ? Comme on exerce le pouvoir sur n'importe quel groupe d'individus depuis que le monde est monde : par la peur. Il faut plonger l'élève dans un léger stress, une inquiétude permanente, le maintenir sous pression. Pour cela, une règle d'or : se montrer imprévisible. Dès que l'élève a franchi le seuil de la classe, il doit s'attendre à tout et craindre le pire. Quand l'élève sait ce qui va se passer et comment le prof va se comporter, c'est raté.

Adoptez plutôt le tutoiement avec les élèves (j'ai mis des années avant d'y arriver !). Le vouvoiement fait un peu précieux, suranné et surtout il n'est pas direct, il installe une forme de convenance qui dessert le rapport de force qu'il vous faut établir avec la classe. Quand l'élève dit "vous" et le professeur "tu", une inégalité est immédiatement instaurée. Il faut commencer par celle-là, naturelle, pour en imposer d'autres, moins naturelles, plus travaillées, plus forcées. Toute occasion est bonne pour rappeler et exercer votre autorité, qui se traduit d'abord par un certain usage du langage.

Dans votre rôle d'enseignant, ne cherchez surtout pas à être vous-mêmes, vous n'êtes pas payés pour ça. Mais fabriquez-vous un personnage. J'en ai un en magasin : celui du prof fou, génial mais fou, un peu à l'image du savant fou. Par vos mimiques, vos gueulantes, vos bonds à travers la classe, déstabilisez l'élève, qui se demandera si c'est du lard ou du cochon, mais qui en toute hypothèse se tiendra à carreau. Il fera attention à tout ce qu'il fait et dit quand il sentira que le prof peut facilement péter les plombs ou partir en vrille. Je ne connais qu'une seule pédagogie, celle de la colère, où les yeux vous sortent de la tête, où les veines du front et du cou se mettent à gonfler, où le corps est prêt à exploser. Aucun élève ne résiste à un dindon en furie.

Mes jeunes collègues sont peut-être dubitatifs à la lecture de mes conseils. Ils se demandent sans doute si des résultats scolaires peuvent être obtenus dans un tel climat d'inquiétude et d'insécurité. Je prétends que oui, mais sous certaines conditions. D'abord, l'enseignant doit ignorer les bons élèves, qui n'ont pas besoin de lui, ou presque pas. En revanche, il ne doit s'intéresser qu'aux mauvais élèves, faire cours pour eux (les autres de toute façon suivront, sans problème). Ensuite et surtout, un enseignant ne doit pas noter sévèrement ses élèves. Autant il doit être impitoyable en matière de comportement en classe, autant il doit être indulgent à l'égard leurs efforts intellectuels.

Un prof qui saque est un personnage odieux. Le pire des enseignants : celui qui se la joue cool en classe et qui distribue des piteuses dans la correction des copies. Ne me parlez pas de notation juste, c'est un mot qui ne veut rien dire en matière d'enseignement (un prof n'est pas un juge ou un justicier). Il n'y a qu'une seule bonne notation : c'est celle qui fait progresser l'élève. Et pour le faire progresser, il faut l'encourager, lui montrer que ce qu'on lui demande de faire est dans l'ordre du possible, qu'il en a, avec du travail, les capacités. Je veux qu'un élève ait peur de moi mais confiance en lui. Les mauvaises notes, il faut les réserver exceptionnellement aux fainéants et aux tricheurs ; le reste de la classe doit pouvoir au moins compter sur une honnête moyenne.

A mes jeunes collègues, je dis que leur réussite de l'année va se jouer lors de la première heure, quand les élèves vont comprendre que vous êtes un méchant, et quelques temps plus tard, à la remise des premiers devoirs notés, quand les élèves vont comprendre que vous êtes un gentil. Il faut savoir qu'un élève ne vous en voudra pas si vous lui gueulez après, pourvu que le lendemain tout soit oublié. Mais il vous en voudra si vous l'humiliez avec une mauvaise note, dont il ne saura pas comment sortir. La plus violente colère s'efface, mais une mauvaise note s'inscrit pour l'éternité dans le carnet scolaire.

Attention : je ne suis pas laxiste ; encore une fois, ce mot ne veut rien dire. Je suis simplement pédagogue, je mets en oeuvre les moyens qui me semblent les plus appropriés à la progression et à la réussite des élèves. Et j'affirme que ça fonctionne. Mais il faut tout de même quelques années pour que la machine se mette en place. Et de tout ce que j'affirme dans ce billet, mes élèves sont les seuls à pouvoir objectivement juger. Ne me croyez pas sur parole, allez leur demander : en 20 ans d'enseignement, environ 2 000 élèves sont passés par moi. Ca fait tout de même beaucoup de témoins pour un métier qui passe pour anonyme ! A tous mes jeunes collègues, bonne rentrée !

2 commentaires:

Sylvain a dit…

Quelques minutes avant d'entrer dans l’arène pour la première fois, un collègue m'a donné un seul conseil que depuis je transmets à l'envie :
"Le sourire est au programme du 2nd trimestre!"

Erwan Blesbois a dit…

Tu oublies le prestige du prof de philo. Un prof de philo est intouchable, même si il est fou. Je ne vois pas comment un parent pourrait toucher un prof de philo. Par contre un instit est une sorte de domestique. A l'heure actuelle je suis en segpa, avec des ados.