mardi 17 septembre 2013

Eichmann, clown tragique



Belle rentrée du ciné philo hier soir, une soixantaine de personnes pour voir "Hannah Arent", de Margarethe von Trotta. A peu près toutes sont restées pour le débat, où j'ai présenté le livre de la philosophe à l'origine du film : "Eichmann à Jérusalem". La thèse d'Hannah Arendt a fait scandale, parce que sa description psychologique du nazi ne correspond pas à l'image ordinaire qu'on s'en fait, encore aujourd'hui. Ce n'est pas pas une brute épaisse, un idéologue fanatique, un officier cruel : non, Adolf Eichmann, c'est monsieur-tout-le-monde, un homme banal, pas très beau, un peu terne. Son mystère : comment un tel individu, sans lustre, sans relief, a-t-il pu accéder au pouvoir, faire fonctionner une machine à exterminer ? Cette question ne vaut pas seulement pour l'époque lointaine et exceptionnellement tragique de la Seconde guerre mondiale. Encore maintenant, il faut se demander pourquoi et comment des personnes sans prestige parviennent à des postes de pouvoir souvent très grands. Voilà les réponses d'Hannah Arendt, pour ceux qui n'auraient pas pu venir hier au ciné philo :

Adolf Eichmann n'a pas de convictions politiques très précises (il n'adhère même pas à l'antisémitisme !). Sa motivation principale, c'est le besoin de reconnaissance. Ce petit homme gris, sans ego, sans narcissisme (contrairement à ce qu'on prétend des hommes politiques !), fondamentalement modeste, profite des circonstances historiques pour s'élever dans la hiérarchie du parti nazi. C'est aussi, paradoxalement, un homme vertueux, très attaché à la morale, à la loi, au devoir. Mais il est dénué de tout principe de responsabilité individuelle : pour lui, sa place dans la machine de guerre n'a été que celle d'un rouage. A ses yeux, tout est collectif : on ne peut donc pas lui reprocher quoi que ce soit personnellement. S'il ne s'est pas opposé au génocide, c'est parce que personne autour de lui ne s'opposait au génocide, se défend-t-il très sincèrement. Eichmann a la faculté d'adaptation : il va toujours dans le sens du milieu qu'il habite.

Hannah Arendt le décrit comme "l'homme qui ne pense pas" mais qui suit. Il ne lit aucun livre. Son langage est un mélange de vocabulaire administratif et de clichés populaires, qui lui tiennent lieu de vérité, qui le dispensent de se poser des questions. Les mots qu'il emploie servent à dévitaliser la réalité, la rendre lisse, évacuer la tragédie : un camp de concentration devient dans sa bouche une administration, l'extermination des juifs reçoit le terme neutre de solution finale.

Mais il fallait bien quelques qualités à Adolf Eichmann pour accéder au pouvoir : l'intelligence, la compétence, non, mais le sens de l'organisation et la capacité à négocier, oui. C'est un habile qui sait se rendre indispensable. Encore aujourd'hui, pour réussir politiquement, il vaut mieux être un factotum ou un maquignon qu'un théoricien ou un fanatique. Eichmann a une caractéristique qui jette un éclairage sur sa tragique destinée : il déteste voir souffrir, il préfère qu'on donne la mort. C'est pourquoi les chambres à gaz ne le choquent pas : elles ne sont pour lui que le prolongement du programme sanitaire d'euthanasie mis en place par le Reich dans les années 30, pour faire disparaître les débiles mentaux et les malades incurables. Enfin, Eichmann ne se met jamais en avant. C'est peut-être le secret de tout pouvoir : agir dans l'ombre, être une éminence grise, très grise, rester derrière un leader (Himmler par exemple) parce qu'on a compris que le vrai pouvoir n'est pas dans la lumière de l'exposition publique mais dans la pénombre des bureaux et cabinets.

Quand Hannah Arendt aperçoit Adolf Eichmann dans sa cage de verre lors de son procès, sa première réaction est d'en rire. L'homme lui fait penser à un clown (il me fait penser à Buster Keaton !) : visage triste, moche, bourré de tics, propos grotesques, mécaniques, sortant sans arrêt un mouchoir parce qu'il est enrhumé. Comment un tel minable est-il devenu un assassin de masse ? La figure du clown, même aux yeux des enfants, est une figure ambivalente : c'est un personnage qui fait rire, dont on ne se méfie pas, mais c'est aussi un personnage qui fait peur (voir les romans de Stephen King). Adolf Eichmann était ce clown que j'ai décrit, reprenant l'analyse d'Arendt : un clown tragique. Dans le contexte moins dramatique de la société actuelle, la politique demeure aussi le domaine où les clowns peuvent prendre leur revanche sur eux-mêmes et sur les autres. Nous qui avons la chance de vivre en démocratie et donc de choisir nos dirigeants, il faut apprendre à nous en méfier.

1 commentaire:

Erwan Blesbois a dit…

Je pense que les minables sont les gens qui ne créent pas. C'est-à-dire les gens normaux. Ceux que tu appelles les faibles. Les gens "forts", les gens de génie sont souvent des toqués. Jésus, Rousseau, Nietzsche. Des grands malades mais qui donnent une direction aux gens normaux. Le science malheureusement fait beaucoup de mal aux toqués. Alors les gens normaux vont se retrouver seuls, et comme ils vont se retrouver seuls, ils accompliront leur propre perte, sans même s'en rendre compte. Car même dans la normalité, l'espèce humaine au sein de la nature, est une espèce malade. C'est par la prise de conscience de sa maladie que l'espèce humaine peut se sortir de sa folie. Folie collective et individuelle.
Aujourd'hui Jésus; Rousseau et Nietzsche prendrait des neuroleptiques et des anxiolytiques, ils auraient été virés du système scolaire. Ce cher système qui au fond ne favorise que les gens normaux, c'est-à-dire les minables.