jeudi 19 septembre 2013

Philo à l'hosto



Il n'y a pas si longtemps, on n'aurait jamais imaginé un prof de philo intervenir dans une école d'infirmières, où n'enseignaient que des praticiens, biologistes, juristes. Plusieurs fois par an, et depuis quelques années, j'interviens dans les IFSI ( instituts de formation en soins infirmiers) de Saint-Quentin, Soissons, Château-Thierry et Prémontré. L'objectif est de montrer que les connaissances scientifiques ou juridiques ne suffisent pas à l'accomplissement du métier, que la réflexion personnelle est requise. Dans de nombreuses situations, les personnels soignants devront prendre des initiatives, penser par eux-mêmes, ne pas se borner à appliquer des recommandations, aussi justes soient-elles, qui n'épuisent pas toutes les circonstances de la vie. Hier, j'ai terminé à Prémontré un module d'enseignement de 6 heures, dont j'ai promis aux étudiants une synthèse sur ce blog, à partir des dix notions que nous avons étudiées ensemble, et que voici :

ESPACE : un hôpital, c'est d'abord un bâtiment, souvent le plus important de la ville. A Saint-Quentin, de loin, on n'aperçoit d'abord que lui, et la basilique. Quand on se rapproche, l'architecture est rarement avenante, ce qui pose le problème de l'esthétique. A l'intérieur, il semble qu'on y entre comme dans un moulin, et le dédale des chambres, couloirs et services est labyrinthique. Le blanc domine généralement : pourquoi est-ce une couleur d'hôpital ? Dans les chambres se pose le problème de l'espace privé, intime, familier du patient, alors que nous sommes dans un espace public.

TEMPS : au sein de l'hôpital, le temps ne semble pas s'écouler sur le même rythme que dans la vie extérieure. Pour le patient, c'est un temps long, celui de l'attente, de l'ennui et de l'incertitude. Pour le soignant, c'est au contraire le temps rapide, pressé, parfois insuffisant du travail. Comment ces deux perceptions de la durée peuvent-elles cohabiter ? Quelles conséquences, fâcheuses ou heureuses, en résulte-t-il ? Le matin, le soir et la nuit sont-ils similaires, dans le milieu hospitalier, à ceux d'une journée ordinaire ?

CORPS : on entre à l'hôpital généralement parce que le corps doit être soigné et guéri. Mais que devient l'esprit, qu'en fait-on ? La médecine moderne, scientifique, est née avec René Descartes et la stricte dissociation du corps et de l'esprit, qui transforme le premier en une machine à réparer. Ce principe est-il entièrement tenable ? Et puis, quel rapport le soignant doit-il avoir à l'égard d'un corps couché, blessé, vulnérable ? Comment ce corps doit-il être touché quand on le manipule ? Ce qui pose l'immense question du respect et de la pudeur.

LIBERTE : liberté, égalité, fraternité, la devise de la République est au fronton de nos mairies. Et de nos hôpitaux ? Tout homme tient à sa liberté, bien précieux, inaliénable. Mais que devient-elle lorsqu'on se retrouve sur un lit d'hôpital ? Le patient est entravé dans sa liberté la plus élémentaire, celle de mouvement et de circulation. Que deviennent son choix, sa volonté, dans un univers hospitalier où la science et la technologie médicale ont le premier et le dernier mot, au nom de ce bien que nul ne peut refuser, la guérison ? A la question de la liberté du patient fait aussi écho celle de la liberté du soignant : quelles sont ses limites, que peut-il faire et ne pas faire ?

SOUFFRANCE : personne n'entre à l'hôpital par jeu ou par plaisir, mais parce qu'on souffre, même si la maternité est aussi un lieu de joie, même si la sortie et la guérison sont des moments de plaisir. L'hôpital lui-même angoisse, fait peur. C'est un lieu où l'on lutte contre la mort, de drame et d'espoir. La souffrance du patient n'est pas facile à mesurer : elle peut être exagérée ou au contraire refoulée, étouffée. Il y a de grandes douleurs qui restent muettes. Le personnel soignant n'est-il pas lui aussi en souffrance, pour reprendre une expression à la mode ?

SENTIMENT : dans un monde aussi rationnel et technique, froid diraient certains, que l'hôpital, les sentiments ont-ils leur place ? Les soignants doivent-ils se laisser aller à faire du sentiment ? Empathie, compassion, pitié font-elles partie du métier ? Il est bien difficile de ne pas être à l'écoute de celui qui souffre. Mais faut-il prendre en compte ses sentiments ? C'est la question des affects, inhérente à toute relation humaine, que le rapport entre patients et soignants ne peut pas occulter.

MORALE : les valeurs, le sens, le bien et le mal, tout homme les porte en lui et ne les délaisse pas, soignant ou patient, à l'entrée de l'hôpital. Existe-t-il une morale professionnelle, ou une éthique, exigible chez le soignant ? A l'instar de l'école, la notion inhabituelle d'hôpital laïque est-elle recevable ? Quels principes en découle-t-il ? Et la morale personnelle du patient, ses convictions religieuses par exemple, qu'en faire et comment faire quand on y est confronté ?

VERITE : doit-on dire à l'hôpital la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, comme au tribunal ? Devant la souffrance et ses conséquences, le mensonge par omission n'est-il pas admissible ? La science médicale, en quête de vérité, n'est pas non plus protégée de l'erreur ou de l'incertitude. Et puis, qui est autorisé à dire la vérité, à faire ce choix difficile et parfois douloureux ?

LANGAGE : l'homme est un être parlant. J'ai même parfois l'impression que tout repose sur les mots. C'est pourquoi, entre les êtres humains, il est impératif de s'entendre, à l'hôpital sans doute plus qu'ailleurs. Comment s'exprime-t-on quand on est soignant ? Comment parle-t-on à un malade ? Parler à quelqu'un, c'est d'abord le nommer : de quelle façon ? Langage familier ou vocabulaire choisi ? C'est aussi le problème de la politesse et de la courtoisie qui est posé.

SOCIETE : un hôpital, c'est une communauté humaine, un collectif, la société à petite échelle, avec ses règles, ses pouvoirs, sa hiérarchie, son autorité. Il en résulte les risques bien connus en toute situation de ce genre : arbitraire, abus, injustice. Parler d'hôpital républicain a-t-il un sens ? Le patient alité demeure-t-il un citoyen ? Et comment exerce-t-il sa citoyenneté ? La vie à l'hôpital pose également la question du rôle de l'argent et des différences sociales.


La présente synthèse ne donne qu'une petite idée de ce qui s'est passé dans ma rencontre avec les étudiants. Les échanges ont été vivants, concrets, interrogateurs. Cette dimension-là perd de sa richesse à l'écrit, devient trop théorique. Mais du moins ce texte en donne-t-il les grandes orientations.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Mon cher MOUSSET ; que ne parlez vous de la grande révolution qui fut celle des années 1970 // 1980 où l’hôpital est sorti de chez lui pour en URGENCE soigner les accidentés , les victimes de malaises etc... Sur la voie publique et ce formidable progrès , ce succès indéniable l'a maintenant pénalisé car beaucoup de gens font appel à la structure hospitalière pour de la bobologie ou pour des consultations que jadis le médecin de quartier ou de village assurait quasi en permanence .... A vous lire ...

Anonyme a dit…

Le problème n'est pas la bobologie, comme vous dites avec un soupçon de mépris.
Le problème est que de moins en moins de gens aux accès aux soins, à cause des politiques néo-libérales menées depuis trente ans par la droite et par la fausse gauche auto-proclamée socialiste.
Pour certaines personnes, le seul recours pour être soigné à moindre coût est de faire appel aux urgences.

Emmanuel Mousset a dit…

Le coup du mépris, c'est bien joué. Vous n'avez pas bobo, au moins ? Quant au couplet antisocialiste, on connaît la chanson ...