vendredi 20 septembre 2013

Mort d'homme



La politique est un jeu. Le vocabulaire l'atteste : on parle du jeu politique. Mais c'est un jeu sérieux, difficile, pour adultes, pas pour son plaisir personnel mais au service de la population. Ce n'est pas une profession : on y entre librement, par convictions, on en sort librement, par convictions aussi. Dans ce jeu-là, les suicides sont rares, les quelques cas historiques (Salengro, Boulin, Bérégovoy ...) le prouvent. On met fin à ses jours pour un chagrin d'amour, une déchéance sociale, une maladie grave, par pour un échec politique. Pourtant, Thierry Lefèvre, maire de Pontruet, conseiller général de l'Aisne, a tenté hier matin d'en finir avec la vie, en pointant sur lui une arme à feu. Il est aujourd'hui hospitalisé à Amiens. Ce geste choque, cette décision traumatise. Peut-on tenter d'y comprendre quelque chose ?

Je connais Thierry et je ne le connais pas, comme plein de gens que je croise de temps en temps, avec lesquels je discute un peu, dont je suis les activités dans la presse. C'est le lot commun de la politique : connaître beaucoup de personnes et en même temps ne connaître vraiment personne. C'est d'ailleurs inévitable : comment faire autrement ? L'activité publique confronte au public, pas aux individus, qui ont leur singularité, leur mystère, leurs forces et leurs faiblesses. Je ne connais pas les forces et les faiblesses de Thierry Lefèvre. Je le crois plutôt fort, de par sa corpulence, mais aussi de par sa réussite politique : élu et réélu, vice-président du Conseil général il n'y a pas si longtemps encore, président d'un syndicat, Valor'Aisne, chargé de l'important dossier du traitement des déchets ménagers. Thierry, c'est aussi, pour moi, un collègue, prof à Condorcet. Ce soir, je veux comprendre ce qui lui est arrivé.

Le président du Conseil général, Yves Daudigny, lui avait retiré sa délégation, à la suite d'un différend entre le président de Valor'Aisne et les membres de la commission d'appel d'offres pour la réalisation d'un centre de tri à Urvillers, auquel personne ne comprend rien : problème juridique, financier, technique, politique ? Ce qui m'intéresse, ce sont les réactions de Thierry. Un retrait de délégation n'a rien d'offensant, et ça ne préjuge pas d'une quelconque responsabilité. C'est simplement une péripétie parmi d'autres dans un parcours politique, que beaucoup ont à traverser, sous une forme ou sous une autre. Ce n'est pas ce qui est de nature à déstabiliser un homme public, ce n'est pas ce qui conduit à commettre l'irréparable. L'adversité est monnaie courante en politique, y compris au sein de son propre camp. Alors quoi ?

L'entretien de Thierry Lefèvre dans L'Union du 12 septembre dernier me semble lever une partie du voile. Ce qui me surprend à la relecture, c'est la place que Thierry accorde à l'amitié, pour laquelle il se sent trahi. Mais quelle amitié ? J'ai souvent écrit sur ce blog que l'amitié n'existait pas en politique, où l'on a des alliés, des partenaires, des adversaires, des ennemis, mais pas d'amis. Et c'est d'ailleurs très bien comme ça : un parti n'est pas un club de rencontres, on n'y travaille pas entre copains mais pour la population. Dans notre désir légitime de comprendre l'incompréhensible, je crois qu'on peut citer l'illusion de l'amitié, dans laquelle Thierry est peut-être tombé.

Et puis, je vois un autre motif, la peur de la solitude : plusieurs conseillers généraux avaient manifesté, ces jours-ci, leur soutien à Yves Daudigny, récusant les propos tenus par Thierry Lefèvre dans la presse. Je crois qu'il y a chez certains, en politique, la hantise d'être minoritaires, de ne plus s'accorder avec les siens. Cela ne se devrait pas : quand on tient à une vérité, on ne craint pas d'être seul à la défendre. Mais Thierry, au physique imposant, avait-il cette force-là ? Il a accusé la tête du Conseil général de faire la place trop belle aux socialistes (dont il ne fait pas partie). Je pense tout le contraire : les non socialistes ont toujours été bien servis par le département, au détriment du parti.

La politique est un jeu, cruel et tragique lorsqu'une mort d'homme devient possible. Thierry n'a peut-être pas mesuré cette dimension-là, tant que tout allait bien dans ses fonctions et son itinéraire. Ce soir, je n'ai aucune nouvelle de lui, de son état. J'aimerais pouvoir lui dire, de tout mon coeur, qu'on ne meurt pas pour une histoire politique. Mais m'entendrait-il ? C'est tout de même important que ce soir je l'écrive, dans l'espoir de le revoir, de mieux le connaître.

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