dimanche 2 février 2014

Voyage en Absurdie



Absurde : qui n'a pas de sens, qui ne signifie rien, qui est illogique (selon le dictionnaire). Par extension : dérisoire, grotesque, ridicule. La semaine dernière, je me suis demandé si la République française n'était pas devenue le royaume d'Absurdie. Quatre exemples de pure absurdité m'ont frappé :

1- La une du magazine L'Express sur le burn-out, une maladie venue des Etats-Unis, comme son nom l'indique, manifestement contagieuse puisque très en vogue aujourd'hui. Ses symptômes : l'épuisement au travail ! Autrefois, on parlait de bonne fatigue, quand on travaillait dur. La logique des choses, c'est que plus on bosse, plus on est fatigué. Mais au royaume des fainéants, le burn-out est roi ! C'est une maladie honteuse, je veux bien le croire : dans un pays où il y a probablement 5 millions de chômeurs (si on prend en compte les demandeurs d'emplois en stage, les précaires et tous ceux qui ne sont pas inscrits à Pôle Emploi), il est en effet honteux de se plaindre d'un stress psychologique causé par un trop plein de travail. Le titre de L'Express est donc absurde : le magazine aurait dû en revanche enquêter sur le mal-être des chômeurs, leur détresse devant le manque de travail et l'absence d'avenir. Mais ce mal-là n'est pas à la mode, ne fait pas parler de lui et ne porte pas un nom américain.

2- Une centaine d'écoles ont été frappées par un important absentéisme, les parents n'envoyant pas leurs enfants en classe pour protester contre l'enseignement de la théorie du genre, qui apprendrait aux petits garçons à devenir homosexuels, aux petites filles à devenir lesbiennes, et aux deux, pourquoi pas, s'ils le souhaitent, à devenir bi ou trans. Bref, l'école, c'est le bordel ! Sauf que tout ça est faux, délirant, absurde. A l'école primaire, comme au collège et au lycée, on apprend à se départir des stéréotypes sociaux, on enseigne l'égalité entre tous, on défend la liberté, le respect et la tolérance. Ni plus, ni moins. Dans l'école publique, laïque, républicaine, on n'impose ni encourage aucune conduite de vie, ni sexuelle, ni religieuse. La théorie du genre est une recherche universitaire (gender studies) qui nous vient des Etats-Unis (décidément, l'Amérique agite les esprits ...) et qui n'est évidemment pas abordée dans les écoles françaises. Ceux qui prétendent le contraire profèrent une ânerie, c'est-à-dire une absurdité de plus.

3- Il paraît que certains élèves, très minoritaires, contestent en cours toute évocation de la Shoah, demandant à ce que la déportation et l'exploitation des esclaves noirs soient traitées à part égale. Il paraît que les enseignants sont désemparés devant de telles réactions, qu'ils ne savent pas trop quoi répondre. Une formation va être mise en place pour les préparer. J'en tombe de mon estrade de prof ! Un enseignant est un universitaire, qui a reçu une formation générale, qui a fait de longues années d'études, qui a réussi des concours souvent difficiles, qui a acquis des méthodes de travail personnel, de la curiosité et une ouverture d'esprit : comment peut-on imaginer une seule seconde qu'il ait besoin d'une formation pour parler en classe du génocide nazi ! Un enseignant digne de ce nom, dans une école digne de ce nom, ne rencontre aucun problème à expliquer à ses élèves, quels qu'ils soient et quelles que soient leurs réactions, la tragique spécificité de la Shoah et ses différences d'avec toute autre forme d'extermination de peuples. Sinon, ce n'est pas l'élève qui est répréhensible (après tout, mieux vaut des réactions contestables que l'indifférence), mais le professeur, qui ne maîtrise pas son métier s'il a besoin d'un soutien pour traiter d'une question aussi cruellement simple que le génocide. Absurdité !

4- Une grosse manifestation s'est déroulée aujourd'hui à Paris. Mais contre quoi ? Le mariage homosexuel ? La loi est passée et, en République, est de facto admise. La GPA et la PMA ? Elles ne sont pas dans les projets du gouvernement. Contre quoi alors ? Contre la familophobie gouvernementale ! Oui, vous avez bien lu : la familophobie, c'est-à-dire la phobie de la famille, comme d'autres ont la phobie des araignées ou des ascenseurs. C'est nouveau, ça vient de sortir, aurait dit Coluche. Mais surtout, c'est absurde : je ne vois pas en quoi le gouvernement, le parti socialiste et la gauche seraient phobiques, allergiques à la famille. A cause du mariage pour tous ? Il légalise la famille homosexuelle, qu'il soustrait, pour ceux qui le souhaitent, au concubinage. Les personnes de gauche aiment autant la famille que les gens de droite, mais ils laissent chacun décider de sa vie et de sa famille.

Cette querelle est vraiment absurde, tellement absurde que je me régale de voir la droite y succomber : je lui laisse volontiers les questions sociétales, tandis que la gauche se réserve les questions économiques et sociales. Car la prochaine présidentielle ne se jouera pas sur le mariage homo ou la défense de la famille, mais sur le niveau de l'emploi et la réindustrialisation de notre économie. En matière sociétale, François Hollande ne provoque aucune révolution : il ne fait qu'adapter la France à ce qui se fait ailleurs, en Europe, depuis parfois bien longtemps. En revanche, sur la politique économique et son choix social-démocrate, Hollande introduit une rupture qui gêne la droite libérale et embarrasse la gauche traditionnelle : c'est pourtant là-dessus, et seulement là-dessus que son gouvernement sera jugé par les Français. Tout le reste n'est qu'agitation absurde, absurdement idéologique.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Autant sur les points 2 et 4, je vous suis totalement, autant sur les points 1 et 3, j'ai beaucoup plus de mal.
Sur le point 3, il y a des collèges où l'enseignement de la Shoah se passe mal, comme celui de l'évolution ou de l'égalité hommes-femmes. Ce n'est pas choquant qu'il y ait des moments de formation et d'analyse des pratiques sur ces points qui, parfois, posent problème.
Quant au point 1, ce n'est pas parce qu'il y a des chômeurs que tout va bien au travail. On ne peut pas mépriser les gens qui souffrent de burn out comme vous le faites. Un ouvrier aussi sait ce qu'est le burn out, et il ne vole le travail de personne.

Emmanuel Mousset a dit…

Je ne pratique pas le mépris (qui est aujourd'hui le reproche permanent et incantatoire de la morale ambiante), mais l'ironie, à caractère rationnel.

Anonyme a dit…

les propos que vous tenez sur le burn out me choque.
la souffrance et la misère humaine est partout, qu'on soit salarié ou pas.
ce n est pas une mode, les mots peuvent évoluer, in y a pas lieu à se moquer.

Emmanuel Mousset a dit…

Non, la souffrance et la misère ne sont pas partout (ou alors, les mots ne veulent plus rien dire). Oui, il faut se moquer du burn-out, comme il faut se moquer de bien d'autres choses : notre société nous invite à un respect moralisateur qu'il faut secouer. Je suis heureux de vous avoir choqué, j'ai visé juste. A vous maintenant de vous faire votre propre idée (je ne cherche pas à imposer la mienne, mais à faire réfléchir, contre le conformisme ambiant).

Erwan Blesbois a dit…


Tout ce que tu dis fait preuve d'une grande intelligence et de beaucoup de bon sens. Mais tu oublies un paramètre, un nouveau type humain apparaît dans nos société, un type humain adapté à la forme de société où nous vivons, c'est le pervers. Ce type humain pratique la mauvaise foi comme une seconde nature. Pour ce type humain il n'y a ni bien ni mal. Or ton discours est totalement empreint des notions de bien et de mal, comme si elles allaient de soi pour un être raisonnable. Pourquoi n'y aurait-il pas des profs pervers, qui ne ressentent rien à la souffrance des autres, y compris à celle des Juifs ? Une instrumentalisation de la Shoah comme il peut y avoir une instrumentalisation de l'esclavagisme ? De plus va dire aux descendants d'Indiens d'Amérique du Nord et du Sud que leur génocide n'a pas la même spécificité que la Shoah, et donc vaut moins. Effectivement il n'y avait plus d'Indiens pour en faire un monument de leur génocide. La maîtrise de la représentation est aussi une spécificité occidentale, jusqu'à une certaine époque, une spécificité judéo-chrétienne pourrait-on dire. Tu as un don pour la maîtrise de la représentation et pour embrasser des idées, et cela sans perversion, apparemment. Mais la Shoah est aussi une affaire de compassion et de sentiment. On peut avoir beaucoup de raison et ni compassion, ni sentiment, ne pas avoir conscience de l'altérité dans l'autre homme : c'est cela la définition du pervers. Et crois-moi ils sont nombreux, car notre type de société basé sur l'envie, la jalousie de ce qu'ont les autres, les encourage. Finalement le type de société que tu ne cesses de défendre aveuglément. Tu fais du mal et de la perversion une affaire privée, car tu es fasciné par l'aspect brillant, étincelant de la même personne dans le domaine public. Au fond tu nies la question du mal au profit de la raison. C'est ta principale faiblesse, car toi-même tu n'as pas ce côté étincelant des personnes perverses, et tu les admires.
Ta morale exemptes de toute faute tout être qui a su se sauver, grâce aux qualités de son intelligence. Mais cela ne suffit pas à faire un "honnête homme".

Erwan Blesbois a dit…

L'unité républicaine est cimentée par le dogme de la Shoah, qui représente le mal absolu, et en en faisant un monument, on pense par là même l'enfermer comme dans une boîte, le mal. C'est selon moi une ligne de défense inefficace, comme la ligne Maginot, car le mal ne se laisse pas enfermer et viendra par là où l'on ne s'y attend pas.
Ensuite le dogme de la Shoah a remplacé en Europe le dogme religieux et abouti à sacraliser l'existence de quelques uns. Cela risque d'entraîner des effets pervers, comme le rejet de ce que l'on a trop longtemps idolâtré, comme une statut, un monument qui s'effondre sur le fidèle. Rien n'est permanent, il faut éviter les constructions trop rigides, cela entraîne en outre des phénomènes de paranoïa. Les Juifs ne sont malheureusement pas meilleurs que les autres, ni pires non plus, on ne doit pas les idolâtrer même si l'Histoire, et leur calvaire, fournit un motif à l'idolâtrie, et même si l'on compte au sein de leur ethnie davantage d'intellectuels, d'artistes et de professions hautement qualifiées, et un Q.I en moyenne plus élevé que dans n'importe quelle autre population du monde. Cela ne justifie pas l'idolâtrie car ce n'est causé par aucune supériorité génétique de leur part, mais est dû aux circonstances de leur histoire particulière, qui les a conduit à devoir s'adapter à des exils répétés et à faire non pas du terroir leur maison, mais du livre et de la représentation.
Ensuite comme on croit avoir enfermé le mal dans une boîte, et que l'on a fait de l'antisémitisme le mal absolu, cela dédouane certains pervers d'avoir a bien se conduire avec le reste de l'humanité. L'exemple emblématique étant celui de George Frêche, qui déclarait que "les Juifs sont sacrés", et que les Harkis sont des "sous-hommes". Il utilise un lexique fasciste pour disqualifier une certaine catégorie d'individus, et en même temps il se dédouane de toute faute morale en faisant preuve de philosémitisme.